Chapter 1, La création d'un besoin : Un attribut genré

Dans l'imaginaire collectif actuel, la mode est un attribut féminin. Cette idée est née au 19ème siècle, lorsque le fossé s'est creusé entre les hommes et les femmes dans l'utilisation et la consommation de la mode. Pour comprendre notre sujet, qui traite de la mode féminine, il faut faire une comparaison avec la mode masculine, car elle révèle l'ampleur du phénomène féminin. Ce phénomène se traduit par des changements plus subtils dans l'habillement masculin tout au long du XIXe siècle : le serrage des gilets et la forme des pantalons sont modifiés, mais la silhouette n'est pas radicalement changée. C'est l'époque de l'adoption du pantalon et du costume, et de l'utilisation d'accessoires pour individualiser et donner du caractère. Pour les hommes, la seconde moitié du XIXe siècle est marquée par les influences étrangères1. En revanche, la mode féminine évolue énormément tout au long du siècle, passant de la robe empire légère et fluide, à la robe élaborée avec un pouf sous la jupe, et une taille très fine grâce à de longs corsets, créant une silhouette dite « en S »2.

Cette différence peut s'expliquer par les nouvelles attentes sociales à l'égard des hommes et des femmes, en l'occurrence de la haute société, qui sont considérés comme des modèles. Depuis le siècle dernier, les hommes sont censés se détacher progressivement des soucis d'apparence pour se concentrer sur des problèmes plus « sérieux », un changement induit par le nouvel ordre bourgeois du 19ème siècle3, avec le modèle du chef de famille actif, pour qui l'apparence physique ne peut être une préoccupation majeure. Les femmes, quant à elles, se devaient d'être bien présentées et bien habillées en toute occasion, car elles représentaient le foyer et sa réussite. En Angleterre, bien que les changements politiques ne soient pas aussi radicaux qu'en France, on observe le même phénomène. La bourgeoisie, toujours plus nombreuse, a su imposer ses habitudes, qui ont été progressivement adoptées par l'ensemble de la société, y compris l'aristocratie, formant une vaste classe supérieure qui, bien que d'origines et de statuts différents, vivait selon des critères similaires, comme en témoigne la reine Victoria, mère modèle à l'allure très bourgeoise4. Un article du London and Paris ladies magazine of fashion de janvier 1881 affirme que c'est le rôle, le devoir, de la haute société de donner l'exemple du bon goût :

It is, we consider, the duty of the higher classes in every country to direct taste, seeing the good that the development to thousands, in stimulating employment to thousands, in stimulating commerce and manufactures, and in giving a harmless pleasure to all5.

Concrètement, cette différence d'importance entre la mode masculine et la mode féminine se retrouve dans les catalogues de vente par correspondance des grands magasins, dont les tables des matières laissent déjà entrevoir le déséquilibre. En s'appuyant sur les catalogues Album illustré des modes d'été des Grands Magasins du Louvre entre 1880 et 18956, on constate qu'il y a entre 1 et 8 pages consacrées à la mode masculine dans des catalogues de 100 à 300 pages. Par exemple, en 1880, sur 255 pages, 8 sont consacrées à la cravate masculine7. Il n'y a qu'une à deux pages consacrées aux costumes masculins en hiver et en été 1886-18878. Cela suggère la proportion consacrée à la mode féminine dans les catalogues de vente.

La mode masculin proposée dans les revues et catalogues n'évolue que très peu à partir du milieu du XIXe siècle

Cette différence peut également s'expliquer par le fait que les hommes de la haute société s'adressaient traditionnellement à des tailleurs pour les costumes, qu'ils ne possédaient qu'en quantités limitées. Les accessoires pouvaient être achetés dans les grands magasins, et généralement sous la surveillance des épouses, principales clientes des magasins et cibles des catalogues de vente9. Marguerite Perrot le rappelle dans son ouvrage Le mode de vie des familles bourgeoises, 1873-1953 10 (1961). Elle étudie les différences de dépenses vestimentaires entre maris et femmes et montre que si un homme bourgeois dépense en moyenne 1 000 francs par an pour se vêtir entre 1873 et 1914, le budget des femmes varie beaucoup plus, de la moitié au quadruple. Il faut préciser que parmi celles qui dépensent moins que leur mari, il y a aussi des femmes issues des classes très supérieures, le revenu n'est donc pas le seul facteur déterminant. Le rapport des femmes à la mode s'inscrit donc dans une nouvelle dynamique de l'offre et de la demande, qui va bien au-delà du simple besoin et, en premier lieu, du respect de la convenance. La grande différence de dépenses entre les bourgeoises est donc le résultat de la prise de conscience par chacune d'entre elles du processus de création d'une nouvelle nécessité.

La distinction est enseignée et introduite très tôt chez les jeunes filles et les jeunes garçons. D'abord, la mode enfantine mélange les vêtements féminins et masculins, mais elle se sépare pour les adolescents, qui assument déjà les rôles de genre. En effet, ce passage de l'enfance à la maturité est visible dans les pages des magazines, qui présentent des illustrations réservées à la mode enfantine, pour les filles et les garçons, puis intègrent directement des robes de jeunes filles dans les gravures exclusivement féminines. Le passage de l'enfant à la jeune fille est également visible dans un article particulièrement caractéristique de La mode illustrée : la revue présente des exemples de corsets pour jeunes filles, tels que « corset pour filles, 12 à 14 »11. La mode représente donc une transition marquée entre les différentes étapes de la vie d'une jeune fille, illustrée par l'existence du corset, attribut féminin par excellence. Les magazines féminins ne s'adressent pas aux très jeunes filles, mais les éditeurs savent que ce sont surtout les mères, leurs lectrices, qui suivent de près l'éducation, les changements et la croissance de leurs enfants, ce qui leur permet de suivre les règles et les conventions au pied de la lettre.

La différence entre les sexes se retrouve également dans les manuels de savoir-vivre, très populaires à l'époque. Dans Usage du monde : règle de savoir-vivre dans la société moderne12 de la baronne Staffe(l'un des auteurs de manuels d'étiquette les plus populaires), publié pour la première fois en 1891 et destiné aux hommes et aux femmes, on constate également un déséquilibre en ce qui concerne la mode. La baronne Staffe aborde bien la question de la mode masculine et des règles d'élégance, mais celles-ci semblent répondre aux explications données aux femmes. En effet, certaines sections sont consacrées à la mode masculine, mais la mode féminine est abordée presque partout, elle est abordée dans toutes les sections consacrées aux femmes. Après les explications sur les règles de la mode féminine, viennent les règles plus courtes de la toilette masculine. Cet exemple dans cet ouvrage est cependant moins évident que dans d'autres manuels. L'édition du Guide de la femme du monde : usage du monde dans la société moderne, publiée en 1898 par la marquise de Pompeillan, qui nous intéresse, est précédée du Guide de la jeune fille et suivie du Guide de l'Homme du Monde13. Ensemble, le guide de la jeune fille et celui de la femme couvrent 138 pages. Celui destiné aux hommes, sans distinction d'âge, compte 54 pages, dont une page consacrée à l'habillement, où la mode et l'apparence sont abordées dans la quasi-totalité des sections féminines.

Il existe une divergence notable entre les conseils de savoir-vivre français et anglais : les Français énoncent, sans donner de chiffres, un idéal de sobriété qui est rapidement contredit par le reste du texte (il ne faut pas avoir trop de robes, mais il faut pouvoir les assortir aux différentes parures), alors que les Anglais semblent plus en désaccord sur la question.... Dans l'article de Lady Agnew « Ten Thousand a year »14 publié dans le Cornhill Magazine en 1901, l'auteur estime qu'un couple disposant d'un revenu annuel de 10 000 £ devrait dépenser 450 £ en vêtements, soit la moitié du budget moyen d'un Français. Pourtant, la mode apparaît toujours comme sexuée. Sur les huit gravures présentées au début du London and Paris ladies magazine of fashion, trois concernent des toilettes d'intérieur15. De la « Toilette d'intérieur “, en cachemire et satin, à la ” Robe de dîner » en satin et dentelle, les toilettes portées à la maison devraient, selon les magazines de mode, être aussi importantes que les vêtements portés à l'extérieur. Il s'avère que la vie domestique n'est pas aussi fermée que l'expression « sphère privée » le laisse entendre. Comme nous l'avons vu, les épouses reçoivent d'autres femmes chez elles. A la fois nécessaires au maintien de la position sociale de la famille et résultant de l'évolution de la société qui les lie au domicile physique, les visites du matin et de l'après-midi sont très codifiées. Depuis 1830, les femmes ont officieusement un jour de réception hebdomadaire, pour lequel une robe spéciale est exigée. Dans les catalogues de Harrods, une vingtaine de pages illustrées sont consacrées à la mode masculine, alors que la mode féminine compte trois fois plus de pages. Mais il est également important de préciser que ces pages ne sont qu'une partie des milliers de pages consacrées à tous les objets possibles vendus par Harrods, sans être mises en valeur par le grand magasin. En effet, on trouve aussi des dizaines de pages pour des pierres tombales, des baignoires, des allumettes, des lampes et de l'argenterie16. Ici, c'est le ménage qui est mis en avant, quand la France, à l'inverse, promeut la mode.

Exemple des nombreuses toilettes proposées dans les catalogues

La mode est donc un attribut essentiellement féminin, mais à manier avec précaution. Quant aux hommes qui aiment la mode, ils sont qualifiés de dandys, moqués avec légèreté et jugés curieux, comme en témoignent les caricatures publiées dans les journaux. Mais comme nous le verrons plus loin, les femmes, à qui la mode a été donnée comme un intérêt et un devoir, ont eu un rapport complexe à la mode. Poussées à la consommation par un contexte économique sans précédent, utilisant de nouveaux moyens tels que la publicité, la mise en scène des magasins, les périodiques et les catalogues, elles sont cependant jugées trop dépensières et trop coquettes. Premier public cible des grands magasins et de l'industrie de la mode en général, les femmes des classes supérieures doivent respecter les valeurs d'humilité et de sobriété attendues des femmes, tout en étant parfaitement présentées, soignées et élégantes. C'est un équilibre précaire que les femmes doivent trouver à la fin du XIXe siècle, et qui est caractéristique des attentes placées sur les femmes issues d'une classe privilégiée.


1. Francois Boucher, « De la Révolution au début du XXI siècle », Histoire du costume en occident..., op. cit.
2. Ibid.
3. Michelle Perrot, « Les acteurs », Histoire de la vie privée, op. cit., p.73.
4. Catherine Hall, « Sweet Home », Histoire de la vie privée, op. cit., p.49.
5. « Observations on London and Parisian fashion », The London and Paris ladies magazine of fashion, janvier 1881.
6. Album illustré des modes d'été, Catalogues de vente des Grands Magasins du Louvre, 1881 - 1895.
7. Album illustré des modes d'été, Catalogues de vente des Grands Magasins du Louvre, 1880.
8. Catalogue illustré des modes d’hiver, Catalogues de vente des Grands Magasins du Louvre, 1886-1887.
9. David Chaney, « Le grand magasin comme forme culturelle », Réseaux, n°80, 1996.
10. Marguerites Perrot, « Différence individuelle de comportement », Le mode de vie des familles bourgeoises, 1873-1953, Paris, Presse de la fondation nationale des sciences politiques, 1961.
11. La mode illustrée, August 1889.
12. Baronne Staffe, Usages du monde : règles du savoir-vivre dans la société moderne, Paris, G. Harvard fils, 1891.
13. Marquise de Pompeillan, Le guide de la femme du monde : usages du monde dans la société moderne, Paris, Pontet-Brault, 1898.
14. Lady Agnew, « Ten Thousand a Year », Cornhill Magazine, 1901. London and Paris ladies magazine of fashion, janvier 1881.
15. London and Paris ladies magazine of fashion, janvier 1881.
16. Harrods’ stores, Price list, mai 1895.

Chapter 1, La création d'un besoin : Un attribut genré