Une publicité inévitable
Une fois encore, le développement de la publicité est étroitement lié aux transformations physiques de la ville de Paris. Avec les rénovations, de nouvelles possibilités autour du marketing et de l’affichage publicitaire ont été créées, contribuant à l’essor d’une société de consommation, tout comme les grands magasins se sont parfaitement intégrés au nouveau paysage, adapté à la nouveauté d’une société bourgeoise. Cette effervescence constante est soigneusement entretenue par la publicité, maintenant présente partout dans les rues de Paris et sur les pages des journaux quotidiens.
Dans cette partie, nous n’évoquerons pas uniquement les publicités des grands magasins déjà abordées, mais aussi celles de tous les objets et expériences que ces établissements proposent. En effet, prendre du recul par rapport au monde calculé des Grands Magasins du Louvre et des autres enseignes peut uniquement renforcer notre propos : les nouvelles habitudes de consommation adoptées par les plus riches font partie d’une vaste transformation de la société, que les grands magasins illustrent parfaitement. Le grand magasin n’est pas une particularité, mais un résultat logique.
La publicité est alors un autre outil utilisé, accentuant l’impression de besoins perpétuels : les recherches de l’historien Marc Martin dans Les pionniers de la publicité (2012) montrent qu’à la fin de la période qui nous intéresse, les Grands Magasins du Louvre dépensent annuellement environ 2 % de leurs revenus en publicité, soit entre 2,5 et 3 millions de francs1.
Dans la presse, on observe une augmentation significative des annonces publicitaires entre 1835 et 1865, la surface occupée par la publicité passant de moins de 20 % à plus de 30 %2. Ces chiffres, étudiés par Gilles Feyel dans son article Presse et publicité en France, illustrent les perspectives offertes par le développement de l’industrie journalistique. Puis, entre 1873 et 1905, la récession économique mit un terme à cette croissance, et la surface dédiée à la publicité dans les journaux retomba sous les 20 %. Pourtant, les bénéfices générés par la publicité dans la presse continuèrent de croître grâce à la montée en puissance des journaux à bas prix : de 4 millions de francs en 1870, ils passèrent à 18 millions en 1900.
Cela montre à quel point la publicité commerciale devient un outil incontesté, dont la présence dans les journaux, même sous une forme réduite, est perçue comme une dépense nécessaire. La multiplication des journaux accessibles dans la vie quotidienne augmente l’exposition à la publicité, incitant les entreprises à investir pour promouvoir leurs produits.
Entre 1835 et 1900, la manière dont les gens sont confrontés à la publicité dans la presse évolue : bien que la surface publicitaire fluctue, la prolifération des journaux bon marché garantit la présence permanente de la publicité.
Dans La Mode Illustrée3 et L’Art et la Mode4, la publicité n’est pas explicitement affichée entre 1881 et 1897. Jusqu’à 1897, La Mode Illustrée ne consacre ni pages ni sections entières à la publicité, à quelques exceptions près. Elle se fait plus discrète, apparaissant sous forme de gravures de robes accompagnées de descriptions mentionnant le nom du modiste ou de la boutique. Ces présentations ressemblent davantage à des inspirations ou des directives qu'à de la publicité explicite. Ce n’est qu’à partir de mai 1897 que chaque numéro comporte une à deux pages de publicités.
Le magazine L’Art et la Mode5 semble adopter une approche plus directe de la publicité avant cela. En 1884, le journal dispose déjà d’une page dédiée6. En dehors de ces pages spécifiques, il continue toutefois à « promouvoir » des produits en les mentionnant dans des articles et des gravures plutôt qu’en leur consacrant un espace publicitaire distinct. Mais là encore, certaines publicités évidentes prennent l’apparence d’articles, souvent présentés sous forme de conseils ou de recommandations. La nature des objets mis en avant dans ces annonces rappelle également la création et l’entretien d’un besoin. À la fin de *L’Art et la Mode* du 20 octobre 1900, 11 des 17 publicités sont consacrées à des produits de beauté ou même à des cours de beauté (à ne pas confondre avec les formations contemporaines d’esthéticiennes), où les femmes peuvent apprendre à être belles7. Dans la presse féminine et les magazines de mode, les annonces publicitaires sont similaires d’un journal à l’autre, mettant l’accent sur les devoirs traditionnels des femmes, tels que l’entretien du foyer, la santé et l’apparence.
Pour les grands magasins, cette période marque un tournant dans les supports publicitaires utilisés. Premiers annonceurs dès les années 1860, ils consacrent en 19018 jusqu’à 45 % de leur budget publicitaire aux affiches et catalogues, contre 40 % aux annonces dans la presse. En 1884, les Grands Magasins du Louvre dépensent 2 millions de francs en publicité dans la presse, achetant une page entière dans chaque magazine pour promouvoir leurs ventes-expositions9 – un chiffre encore inférieur aux investissements du début du XXe siècle.
En Angleterre, la situation semble différente. La publicité y est traditionnellement perçue comme vulgaire. Jusqu’aux années 1880, les grands magasins n’exploitent pas la presse comme support publicitaire, contrairement à leurs homologues français. C’est par le biais de la presse féminine que la publicité des grands magasins se démocratise progressivement, devenant plus assumée vers 188510. Pourtant, en 1881, alors que la France traverse une récession économique entraînant une diminution des annonces dans la presse (comme nous l’avons vu, la publicité n’était pas systématiquement présente avant le milieu des années 1880), la première page du London and Paris Ladies’ Magazine of Fashion est entièrement dédiée aux publicités11. On remarque que la presse de mode anglaise est plus directe que la presse française, y compris dans sa manière d’afficher les annonces publicitaires. Cela peut s’expliquer par le mépris même envers l’art de la publicité : être explicite permet de s’affranchir de l’aspect vulgaire de la vente. Ainsi, dès 1881, une page est consacrée à trois annonces modestes dans le London and Paris Ladies’ Magazine of Fashion, tandis qu’en 1884, The Lady’s Home Journal est déjà saturé de publicités, avec une mise en page très différente de celle adoptée en France : presque chaque page du magazine comporte une section dédiée aux annonces, qui concernent encore une fois tout ce qui relève des devoirs féminins. L’Angleterre a donc fini par surmonter sa réticence envers la publicité.
The Bayswater Omnibus, George William Joy, 1895.
Si la presse semble un support évident pour la publicité, elle est toutefois en concurrence avec les nouvelles infrastructures permettant l’affichage publicitaire. Face aux difficultés économiques mentionnées plus haut, les entreprises continuent d’utiliser des supports plus traditionnels tels que les tracts, les affiches et le courrier publicitaire, qui ont fait leurs preuves depuis deux siècles12. Parmi ces supports, l’affiche s’impose comme le média favori, notamment à la fin du XIXe siècle, où elle connaît une popularité fulgurante.
La loi française du 29 juillet 1881, dite loi sur la liberté de la presse, explique également la prolifération des affiches publicitaires. Cette loi, qui garantit la liberté d’imprimer et de diffuser, inclut également la possibilité d’afficher des publicités dans l’espace public. En 1884, la ville de Paris vend ainsi 14 703 m² de murs pignons pour l’affichage publicitaire, générant un revenu de 15 000 francs13. Les progrès de l’industrie de l’impression contribuent également à l’essor de l’affiche : désormais, elles peuvent atteindre jusqu’à 240 x 140 cm, être illustrées en couleurs et bénéficier d’un espace d’exposition plus vaste. Selon Marc Martin, le secteur commercial représente 20 % des affiches publicitaires en 1880, un chiffre qui grimpe à 31 % en 1900, juste après l’industrie du divertissement14.
Dans L’Image Placardée, Pierre Fresnault-Durelle explique que le mot français « affiche » dérive du verbe « afficher », qui signifie littéralement fixer quelque chose pour qu’il soit vu de tous15. Une affiche est donc une image imposée, qu’il est pratiquement impossible d’ignorer. Tout comme les grands magasins créent un espace hétérotopique, l’affiche a pour objectif d’emmener son spectateur ailleurs, dans un monde bidimensionnel, moins isolé du réel mais toujours délimité. Par nature, le message d’une affiche est restreint, ce qui explique son recours aux symboles, poussant ainsi le public à associer des idées et à projeter son propre imaginaire autour de l’image initiale. Les villes deviennent alors des espaces saturés de portails inévitables, menant à une sensation de besoin matériel, les publicités étant omniprésentes sur les murs, les Colonnes Morris et dans les transports en commun.
Ce format, déjà utilisé auparavant, prend tout son sens dans ce nouveau contexte de changements rapides. En effet, les affiches en papier ont une durée de vie limitée, ce qui correspond parfaitement à la rapidité avec laquelle les tendances et les nouveautés sont produites et renouvelées16.
L’art de l’affiche est aujourd’hui un objet d’étude à part entière, et la plupart des chercheurs s’accordent à dire que sa forme hautement symbolique est la clé de son efficacité. Les affiches utilisent un langage fait de symboles évidents, les rendant « nativement hyperboliques, non par le gigantisme de leurs dimensions, mais par leur superbe intelligence des formes – rhétorique et grammaticale – de l’autorité »17. Pour chaque grand magasin, on trouve des affiches représentant une femme élégante en train de faire ses achats (Printemps, La Samaritaine, Le Bon Marché), avec un slogan vantant soit la qualité du service, soit la taille du magasin, soit les prix attractifs. Ces affiches exploitent l’image de la Parisienne, comme nous l’avons vu précédemment. L’élégance est l’argument central des publicités des grands magasins, le graphisme mettant en avant les robes et les accessoires, même lorsque le dessin reste relativement simple.
Ce type de publicité, placardé dans les rues, encourage les femmes à se conformer à l’idéal féminin de l’époque, construit autour de l’image et du style. La tenue vestimentaire est soit simplifiée graphiquement avec des détails qui ressortent, soit colorée sur un fond plus neutre, soit au contraire très détaillée et réaliste. À travers des éléments visuels comme les accessoires, la coiffure ou même la posture, la publicité incite son public à acquérir les produits proposés pour ressembler à l’image idéalisée qui les vend. Ces représentations nourrissent ainsi les nouveaux critères de l’élégante bourgeoise.
On retrouve ce phénomène dans d’autres types de publicités visant un public féminin, notamment pour les produits de beauté (parfums, soins capillaires, produits d’entretien, etc.). C’est aussi à cette époque que naissent les premières égéries, comme Sarah Bernhardt, qui devient l’une des premières figures publiques à prêter son image pour promouvoir des produits. Sur l’affiche de La Diaphane, on la voit appliquer une poudre de riz censée illuminer le teint, vendue sous le slogan « la poudre élégante par excellence ».
Si la Parisienne est un idéal en France et reconnu dans toute l’Europe, incarnant l’élégance et une certaine espièglerie féminine, l’Angleterre mise davantage sur l’honneur national et le patriotisme dans ses publicités. Sur une affiche de Harrods datant de 1895, on voit ainsi une allégorie de l’Angleterre déverser le contenu d’une corne d’abondance sur le monde. Le slogan « Harrods serves the world » traduit une approche très différente de la publicité. On perçoit à travers cet exemple une certaine retenue dans la communication publicitaire des grands magasins anglais, un conservatisme persistant. Alors qu’en France, les publicités mettent en avant les loisirs et la culture, celles d’Angleterre semblent plus austères, peut-être dans l’attente d’un public moins enclin à la frivolité. Cependant, elles utilisent malgré tout des codes et des récits adaptés à leur public, à l’image des publicités françaises. Cela pourrait être lié au traditionalisme plus marqué de l’Angleterre, fortement attachée à ses valeurs aristocratiques18.
Le recours à cette imagerie patriotique sur une affiche exposée dans la rue permet alors de créer une distance avec la publicité elle-même19.
Non seulement la publicité envahit l’espace public de manière massive, mais elle repose aussi sur un récit hautement manipulateur, en parfaite corrélation avec les stratégies mises en place par les grands magasins. Même en dehors de leurs murs, le public doit être constamment rappelé à son besoin d’atteindre un standard fabriqué, comme le souligne Ken W. Parker :
«Puisque sa fonction est presque entièrement secondaire, et puisque l’image comme le discours jouent en elle un rôle largement allégorique, la publicité nous fournit l’objet idéal et éclaire particulièrement bien le système des objets. Comme tout système fortement connoté, elle est autoréférentielle, et l’on peut donc compter sur elle pour nous dire ce que nous consommons à travers les objets.»20
Les publicités sont un rappel constant du manque et de la manière dont il peut être comblé, exploitant les codes culturels pour amplifier leur impact. Une fois encore, le produit n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’atteindre la norme imposée.
Quand la publicité refait l'Histoire de France à Forney, 2013.
1. Marc Martin, Les pionniers de la publicité<.i>, Paris, Nouveau Monde Editions, 2012.
2. Gilles Feyel, « Presse et publicité en France (XVIIIe et XIXe siècles) », Revue Historique, 2003, n°628, p.837.
3. La mode illustrée, 1889-1898. 100
4. L'Art et la mode, 1881-1889.
5. L'art et la mode, 1884.
6. Ibid.
7. L'Art et la mode, octobre 1900.
8. Amélie Gastaut, « Les Grands Magasins : une révolution commerciale », La naissance des grands magasins 1852-1925, op. cit., p.54.
9. Jan Whitaker, Une histoire des grands magasins..., op. cit..
10. David Chaney, « Le grand magasin comme forme culturelle »..., op. cit..
11. The London and Paris Ladies magazine of fashion, 1881.
12. Gilles Feyel, « Presse et publicité en France (XVIIIe et XIXe siècles) »..., op. cit..
13. Ibid.
14. Marc Martin, Trois siècle de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992. 15. Pierre Fresnault-Durelle, L'image placardée, Paris, Nathan Université, 1996.
16. Gilles Feyel, « Presse et publicité en France (XVIIIe et XIXe siècles) »..., op. cit..
17. Georges Péninou, « Physique et métaphysique de l'image publicitaire », Communications, 1970, n°15, p.96.
18. David Chaney, « Le grand magasin comme forme culturelle »..., op. cit..
19. Ibid.
20. Ken Parker, « Sign consumption in the19th-century department stores... », op. cit..