Chapitre 3, S'étendre dans la vie quotidienne : L’invasion du foyer

Avec l’introduction du modèle de vie bourgeois dans toutes les couches de la société, le concept de foyer devient un élément central dans la vie des individus. Il est largement admis que les espaces étaient divisés et genrés, comme la salle à manger destinée aux hommes, tandis que les salons étaient des espaces féminins. Cependant, Jan Hamlett nous rappelle qu’il est nécessaire d’aller au-delà de ces idées pour étudier la vie quotidienne dans sa réalité1. Considéré comme le territoire des femmes, le foyer est naturellement classé comme la sphère privée. Toutefois, il est également soumis à des règles strictes, bien que non officielles, que les maîtresses de maison doivent suivre afin de maintenir l’équilibre social avec leurs pairs, leur époux et leur statut.

L’une des raisons pour lesquelles il est si facile de maintenir un contrôle sur les foyers, bien qu’ils soient derrière des portes closes, est précisément parce qu’ils demeurent des espaces de mise en scène, où les juges de la morale sont omniprésents : les évangiles des magazines et des manuels de savoir-vivre se diffusent et sont renforcés par celles-là mêmes qui en sont la cible.

Des journaux comme L’Art et la Mode et La Mode Illustrée introduisent la société au sein même du foyer, à travers des chroniques mondaines, des critiques de théâtre ou encore des revues sportives. Par exemple, L’Art et la Mode publie une Chronique sportive illustrée, non par des scènes du sport en question, mais par des gravures des robes aperçues en tribune. Le 5 juin 1886, L’Art et la Mode propose ainsi un compte rendu du steeple-chase de Paris, accompagné de trois grandes illustrations de femmes en robes élégantes2, avec un texte détaillant minutieusement leurs tenues.

Toilettes de Mme Breant-Castel, La Mode Illustrée, 1872.

Dans ce même journal, durant la même période, les lectrices sont transportées à Nice à travers divers articles illustrés, leur permettant de découvrir depuis leur salon les tenues les plus adaptées3 pour un séjour mondain sur la Côte d’Azur. Cette chronique, ironiquement suivie par une Chronique mondaine, dresse la liste des grands noms présents à Nice cette saison et relate leurs activités. Non seulement la lectrice peut ainsi participer aux mondanités niçoises depuis son domicile, mais elle peut aussi apprendre comment elle aurait dû s’habiller si elle avait été présente en personne.

Sachant que ces journaux de mode étaient extrêmement populaires, la prolifération d’articles sur la vie sociale et la mode rend difficile toute échappatoire à la société, même dans l’intimité du foyer. Cette observation reste valable entre 1881 et 1900, avec un intérêt constant pour les mondanités, comme en témoignent les Chroniques Mondaines de L’Art et la Mode4. Dans ces articles, on retrouve des descriptions détaillées des activités mondaines et des illustrations des tenues appropriées. Cette invasion de la vie sociale de la haute société dans les foyers, par le biais des journaux, fait éclater les limites entre la vie privée – entendue comme un espace réservé au cercle domestique – et la vie sociale plus large.

Non seulement les membres de la haute société s’invitent eux-mêmes dans les foyers à travers ces articles et chroniques, mais ils en sont aussi les lecteurs. On peut ainsi affirmer qu’une femme de la haute société, en lisant ces journaux, découvre les faits et gestes de personnes qu’elle connaît personnellement, voire aspire à voir son propre nom mentionné. Elle est confrontée à ce qui constitue son univers social, dans un moment d’apparente intimité, lorsqu’elle lit son journal.

À cette époque du XIXe siècle, une grande partie de la vie sociale féminine se déroule en réalité à domicile. L’une des traditions les plus ancrées est celle du jour de réception, une journée de la semaine spécifiquement consacrée à recevoir ses pairs selon un emploi du temps strict, sans nécessiter d’invitation préalable. Ces visites hebdomadaires sont fréquemment mentionnées dans la presse féminine : par exemple, dans L’Art et la Mode de 1887, on trouve une description détaillée d’un après-midi chez Madame la princesse de Léon, qui reçoit chaque samedi de la saison5, accompagnée de la liste des invités prestigieux présents ce jour-là.

Cependant, toutes les Chroniques mondaines ne se limitent pas aux salons privés. Elles couvrent une grande variété d’événements sociaux : bals, expositions, courses hippiques, foires… Ce qui signifie qu’une femme de la haute société pouvait y retrouver non seulement les moindres faits et gestes de son cercle social, mais aussi les siens. Son propre foyer et ses habitudes pouvaient être décrits dans des journaux très populaires, par ses propres pairs, les rédacteurs et éditeurs appartenant souvent aux cercles périphériques de la haute société, voire en étant pleinement membres.

Si L’Art et la Mode se concentre sur les mondanités et en parle naturellement à travers la mode, La Mode Illustrée adopte une approche inverse. Ici, les mondanités, bien que plus discrètes, servent avant tout de prétexte pour parler de mode. Par exemple, la rubrique Chroniques du printemps s’ouvre sur l’annonce du retour de la saison mondaine et la nécessité d’acquérir les toilettes adéquates :

"La vie mondaine va reprendre de plus belle ; de nouveaux salons vont s'ouvrir, et en même temps va commencer toute la série de fêtes que le printemps ramène chaque année : concours hippique, courses, expositions en tous genres ; tennis, rendez-vous au polo agrémentés de lunchs, et cent autres choses encore. Une jolie toilette de ville est indispensable pour paraître à ces réunions ; y avez-vous pensé ? Non ? Quelle impardonnable négligence !"6

Les femmes ne se contentent donc pas de subir la présence de la société dans leur foyer : elles sont aussi rappelées à leur devoir envers cette même société, qui se réunit à diverses occasions et attend d’elles qu’elles s’y présentent vêtues avec goût et distinction, jouant leur rôle dans le théâtre de la haute société à travers la mode.

Si l’on observe le même type de publication en Angleterre, notamment The London and Paris Ladies' Magazine of Fashion, on constate que les articles mondains relèvent d’un mélange de genres. Ils traitent de certains événements (comme les mariages, par exemple), mais prennent le soin de détailler longuement les tenues aperçues lors de ces occasions. On note également que les robes les plus remarquables, selon l’auteur, viennent souvent de Paris. L’Angleterre entretient une distance avec la conception de la mode que la France n’a pas. Cette distinction, ainsi que l’exigence de posséder des robes des maisons les plus prestigieuses, essentiellement françaises, éloignent encore davantage les femmes anglaises de leur environnement, en leur imposant des attentes dictées depuis Paris.

À la fin du XIXe siècle, pas moins de 113 journaux de mode sont publiés à Paris. Les catalogues sont envoyés aux clientes avec divers objets promotionnels, tels que des jouets pour enfants, des éventails ou encore des calendriers7. Cet investissement dans l’envoi de courriers publicitaires vise principalement les bourgeoises, premières cibles du marché8. Cette stratégie s’avère efficace : au début des années 1890, pas moins de 4 000 commandes sont passées par catalogue aux Grands Magasins du Louvre, représentant 30 à 40 % du volume total des ventes9.

 L’un des ouvrages de la Baronne Staffe, Les usages du monde, en est un bon exemple : son sous-titre « Le savoir-vivre et la politesse chez soi, en visite, en soirée, au théâtre, en voiture, en voyage, pour recevoir, pour donner un repas, les usages dans toutes les cérémonies : naissance, baptême, mariage »10 illustre l’ambition d’encadrer chaque instant de la vie quotidienne, notamment au sein du foyer.


1. Jan Hamlett, « The Dining room should be the man's paradise, as the drawing room is the woman's: gender and middle-class domestic space in England, 1850-1910 », Gender & History, 2009, n°21/3 p. 576.
2. « Chroniques du sport », L'art et la mode, juin 1886.
3. « Courrier de Nice », L'art et la mode, janvier 1886.
4. « Chroniques Mondaines », L'art et la mode, 1881-1900.
5. « Chroniques Mondaines », L'Art et la mode, janvier-décembre 1887.
6. « Chroniques du Printemps », La mode illustrée, avril 1898.
7. Amélie Gastaut, « Les Grands Magasins : une révolution commerciale », La naissance des grands magasins, 1852-1925, op. cit., p.54.
8. Id., p.55.
9. Jan Whitaker, Une histoire des grands magasins, op. cit..
10 Baronne Staffe, Les usages du monde, le savior-vivre et la politesse chez soi, en visite, en soirée, au théâtre, en voiture, en voyage, pour recevoir, pour donner un repas, les usages dans toutes les cérémonies, naissance, baptême, mariage, Paris, Théodore Lefèvre, 1879.

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