Le grand magasin, une forme acceptable de liberté féminine
Les grands magasins deviennent ainsi, presque à l’image d’un musée, un lieu public dédié à la nouvelle culture de consommation, fréquenté par les femmes des sphères les plus élevées, comme c’était le cas pour les Grands Magasins du Louvre. Pourtant, avant 1870, ces établissements étaient parfois perçus comme une menace, offrant trop de liberté aux femmes qui les fréquentaient. Comment, alors, les grands magasins ont-ils réussi à se promouvoir comme un lieu convenable pour les dames (puisque ces magasins étaient considérés comme étant principalement destinés aux femmes, qui représentaient 90 % des clientes en 18901), un lieu qui méritait d’être visité ?
Ils ont su tirer parti des critères de leur époque en inversant les perceptions négatives. En effet, c’est précisément parce que cette nouvelle manière de consommer était regardée avec méfiance que les grands magasins mirent en place les stratégies évoquées précédemment. L’aspect ouvert et libre des grands magasins inquiétait les défenseurs de la morale de la fin du XIXe siècle, qui voyaient en eux une porte vers l’indépendance féminine. Pour assurer la pérennité de leur commerce, les grands magasins durent se présenter comme des lieux respectables, où l’on pouvait envoyer sans crainte son épouse, ses filles ou ses sœurs2.
Publicité avec symboles de féminité et de douceurs, Les Grands Magasins du Printemps, 1879.
Entre 1880 et 1900, alors que la maison devient le centre de la sociabilité et que le concept de femme au foyer s’impose, les grands magasins doivent devenir une extension du foyer. Grâce à leur architecture notamment, ils se transforment en lieux publics où la consommation passe presque au second plan, au profit du plaisir de la promenade dans un cadre bourgeois. Il fallut un certain temps avant que la haute société accepte de fréquenter les grands magasins, précisément parce qu’ils devaient être les garants de la bonne moralité. Avant 1870, il était considéré comme inapproprié d’y aller, en raison de la population jugée « vulgaire » qui s’y trouvait, mais à partir des années 1880, ils devinrent « à la mode ».
Les grands magasins parvinrent à renverser la situation et à se présenter comme les protecteurs des valeurs de leur époque, assurant à leurs clientes que leur fréquentation les rendrait de meilleures maîtresses de maison. Les sommaires des catalogues des Grands Magasins du Louvre en témoignent : entre 1879 et 1887, l’accent se déplace des vêtements, accessoires et linges de maison vers les meubles, les « articles ménagers » et les « articles de paris » (casseroles, moulins à café, lampes, etc.3). Mais c’est le développement des sections dédiées à l’habillement qui nous intéresse ici. Entre les catalogues d’hiver de 1879 et de 1889 des magasins du Louvre, vingt nouvelles sections furent ajoutées. En 1879, les rubriques restaient simples : « manteaux et confections », « robes et tuniques », « vêtements pour enfants »4. Dix ans plus tard, elles deviennent plus complexes et détaillées : en plus des ajouts en mobilier, on trouve désormais des « comptoirs de trousseaux », des « comptoirs d’Indiennes ». Il ne s’agit plus simplement de vendre des articles de mode en supposant que les femmes de la haute société seront des clientes régulières, mais de proposer des produits pour chaque aspect de leur vie.
C’est donc une technique habilement construite que les grands magasins mettent en œuvre. Les articles sont souvent présentés dans des mises en scène, accompagnés d’autres produits similaires, afin de créer des scènes de la vie quotidienne totalement inoffensives. Il n’est pas surprenant que Zola ait tant comparé l’Église aux grands magasins. En tant que « cathédrales de la consommation »5, ces derniers s’adressent aux femmes qui « ont abandonné les bancs de l’église ».
L’Angleterre mit plus de temps à accepter ces changements, notamment parce que ses grands magasins ne disposaient pas des mêmes stratégies grandioses. Les valeurs de consommation restèrent conservatrices plus longtemps, et les commerçants restèrent fidèles à leurs habitudes et à leurs réseaux de marchands6. Les conflits entre les grands magasins et les détaillants anglais découlent de cette lente évolution7. Finalement, la manière dont les femmes étaient perçues dans ce système de consommation joua un rôle majeur dans l’établissement durable des grands magasins dans le quotidien : de plus en plus d’enseignes exploitèrent le rôle de maîtresse de maison, censée organiser le foyer et refléter le succès de son mari, encourageant ainsi les clientes à s’adonner à des dépenses excessives.
Harrods, comme Whitley, adopta une stratégie plus nuancée, se présentant comme un établissement respectable qu’une « bonne mère » pouvait visiter sans crainte8. Cette similitude entre la France et l’Angleterre est assez logique : les enjeux sociaux, bien que formulés différemment, étaient centraux dans la vie des classes supérieures de l’époque, et les enseignes durent jouer sur cette sensibilité pour garantir leur succès. Alors que la place des femmes dans la vie publique évoluait à la fin du XIXe siècle, ce phénomène social et l’évolution du système de consommation s’influencèrent mutuellement pour créer cette catégorisation de la consommation féminine.
Entrée de Harrods of Knightsbridge en 1909.
Cette distinction eut un impact à la fois en Angleterre et en France, les deux pays connaissant le même phénomène de séparation des espaces masculins et féminins9. Comme en France, les hommes dominaient la sphère publique et les affaires, tandis que les femmes maîtrisaient leur présence dans « la société », leur sphère privée.
Dans les deux pays, la popularité des grands magasins auprès des femmes de la haute société fut exploitée pour pousser encore plus loin le besoin de consommer. La culture de la contemplation et de l’admiration, déjà abordée précédemment, est ici mise en avant en faisant des clientes les objets d’observation, au sens premier du terme. Les biens de consommation et les lieux ne sont plus les seuls « objets » à être contemplés : les clientes elles-mêmes deviennent objets de désir et de désirabilité, incarnant un mode de vie convoité mais difficilement accessible.
Ainsi, la culture de consommation française et victorienne transforme ses consommatrices en produits à leur tour, comme on peut l’observer dans les périodiques qui n’hésitent pas à détailler les habitudes des femmes à la mode. Dans ce contexte où l’on observe et où l’on est observé en permanence, la mode véhicule un message auparavant beaucoup plus restreint par les barrières sociales. L’apparence, devenue une responsabilité pour les femmes, ne peut être négligée, précisément parce qu’elle est le moyen de réaffirmer son appartenance à une classe sociale.
1. Jan Whitaker, Une histoire des grands magasins, op. cit..
2. Yanick Ripa, « Le Bonheur des unes fait-il le malheur des autres? », La naissance des grands magasins, 1852-1925, op. cit., p.92.
3. Album illustré des modes d'hiver, Catalogue de vente des grands magasins du Louvre, hiver 1889-90.
4. Album illustré des modes d'hiver, Catalogue de vente des Grands Magasins du Louvre, hiver 1878-1879.
5. Jon Stobart, « Cathedrals of Consumption?... », op. cit..
6. David Chaney, « Le grand magasin comme forme culturelle », op. cit..
7. Erika D. Rappaport, « The Halls of Temptation... », op. cit..
8. Ibid.
9. Catherine Hall, « Sweet Home », dans Histoire de la vie privée, op. cit., p.62.