Le grand magasin comme lieu de culture
En tenant compte des moyens des femmes de la haute société et de leur désir de se distinguer, à une époque où la haute couture naît (Worth en 1858, Lanvin en 1885, Poiret en 1903), on peut se demander pourquoi elles se rendaient dans les grands magasins pour consommer la mode. C’est un exemple particulièrement révélateur du type de communication utilisé par ces établissements pour s’assurer une clientèle à la fois fortunée et soucieuse de suivre la mode. La principale stratégie consistait à transformer l’acte d’achat en une expérience sensorielle et les grands magasins en lieux culturels :
« Paris, de même qu’elle avait su faire de la table un art, passait pour transformer l’acte d’achat en une expérience sensorielle, insufflant une notion de plaisir dans une fonction somme toute banale. »1
Les Grands Magasins du Louvre étaient considérés comme l’un des plus importants magasins de Paris à leur apogée en 1880. Comme nous l’avons vu précédemment, ils étaient fréquentés par les dames de la haute société pour leurs articles de mode2. Leur stratégie s’avérait donc efficace. Faisant partie du nouveau paysage urbain parisien après 1880, les Grands Magasins du Louvre se situaient derrière le Louvre et à proximité de l’avenue de l’Opéra, centre de la vie culturelle parisienne3. Il n’est donc pas surprenant que les Grands Magasins du Louvre aient publié un guide des lieux à visiter à Paris et dans ses environs, s’incluant eux-mêmes dans la même liste que Versailles.4
La première chose qui impressionnait les clientes à leur arrivée était l’architecture, qui contribuait à transformer un espace de consommation en un lieu où l’on pouvait non seulement acheter, mais aussi flâner dans un cadre agréable et bien fréquenté.5
Lustres, verrières inondant les espaces centraux de lumière, majestueux escalier central, dorures : rien n’était laissé au hasard pour émerveiller les visiteurs. Les sections, ouvertes les unes sur les autres, donnaient l’illusion d’un choix infini de produits. Les magasins ressemblaient alors davantage à un palais qu’à de simples commerces. L’agencement des marchandises répondait également à cette volonté d’opulence exagérée : empilées et méticuleusement disposées sur des présentoirs et dans des vitrines, leur accumulation renforçait cette impression de richesse. L’une des révolutions des grands magasins fut justement d’exposer la marchandise de manière accessible6, afin d’éveiller les sens du consommateur :
« Dès que vous entrez dans le bâtiment par l'une des grandes portes, vous êtes émerveillé par l'étalage de richesses : rideaux, tapis d'Orient, dentelles accrochées aux murs, piles de linge, de soie, de satin, de peluche, de velours jetés sur les comptoirs, robes et manteaux, piles de gants, riche mobilier, bibelots coûteux... »7
Aux débuts des grands magasins anglais, une stratégie similaire ne semble pas avoir été adoptée. Comme le rappelle Jon Stobart dans son article Cathedrals of consumption? (2017), il serait erroné de supposer que tous les grands magasins ont suivi « un modèle unique, des influences ou des expériences similaires »8. En effet, l’exemple britannique montre que, bien que tous aient convergé vers une formule commerciale assez semblable, leurs origines diffèrent. Lors de la première phase de développement des grands magasins anglais, entre 1860 et 1870, les coopératives constituaient une sérieuse concurrence aux grands magasins. Ceux-ci, bien que destinés à la haute société, ne parvenaient pas à atteindre la même ampleur que leurs équivalents français.
Le grand magasin anglais qui nous intéresse ici, Harrods, a été fortement influencé, voire contraint, par ces boutiques coopératives. Contrairement aux Grands Magasins du Louvre, qui résultaient de la fusion de nombreuses boutiques de mode, de meubles et de tissus, Harrods était à l’origine une épicerie, qui dut attendre 19 ans entre sa fondation (1849) et l’ajout de divers produits (1868)9. Cette évolution progressive, fréquemment observée en Angleterre, montre que les grands magasins britanniques sont souvent issus de commerces individuels transformés en grands magasins presque malgré eux. Parfum, papeterie et prix fixes furent introduits tardivement par rapport aux enseignes françaises, qui se développaient à un rythme effréné. À l’apogée des Grands Magasins du Louvre, Harrods comptait seulement 150 employés. Jusqu’aux années 1890, l’appellation « department stores » était donc à prendre au pied de la lettre, ces établissements étant davantage des associations de commerces sous une même enseigne. Malgré l’absence de décor grandiose, on ne pouvait nier la popularité croissante des nouveaux grands magasins londoniens à la fin du XIXe siècle, alimentée par l’essor de la richesse et de l’urbanisation.
L’essor des grands magasins peut aussi être lié aux Expositions universelles, tant en France qu’en Angleterre10. À Paris comme à Londres (bien que plus tardivement), on retrouve la même idée de transformer les produits en véritables objets d’exposition. Les grands magasins adoptèrent ainsi la mise en scène des produits populaires sur des socles, leur conférant une importance qu’ils n’auraient pas s’ils étaient simplement posés au sol. Comme l’affirma Whitley, créateur des grands magasins londoniens du même nom, les grands magasins devinrent des musées, les produits des œuvres d’art, et les clients des visiteurs11.
Les objets étaient mis en scène, car ils n’étaient pas une fin en soi, mais un moyen : dramatiser les produits leur permettait de porter une histoire, un statut que l’acheteur pouvait expérimenter et atteindre en les acquérant12. C’est ce que Jean Baudrillard souligne : les produits ne répondent plus à un besoin, et ne sont plus achetés pour leur utilité potentielle, mais pour leur valeur symbolique. Pour qu’un produit soit désirable aux yeux de ceux qui peuvent se l’offrir, il doit être transformé en symbole de richesse et de réussite13. Cette idée prend tout son sens lorsqu’on considère le système de consommation évoqué précédemment : les grands magasins permettent à un grand nombre de personnes d’acquérir, et donc d’être, ce qui était autrefois inaccessible, tout en conservant un élément d’inaccessibilité. Le nouveau système détourne la tradition de la contemplation artistique pour l’appliquer au système capitaliste émergent, en substituant la contemplation des œuvres d’art à celle des marchandises dans les grands magasins, ambassadeurs du nouveau mode de consommation.
Les grands magasins peuvent être rapprochés du concept d’hétérotopie14, développé par Michel Foucault. En pénétrant dans ces temples du commerce, les visiteurs quittaient le monde extérieur, la normalité, pour entrer dans un univers grandiose et à part, et l’acte d’achat leur permettait d’emporter avec eux une parcelle de cet univers. L’aspect isolé et presque fantasmagorique des grands magasins correspond à l’idée d’un lieu « où s’abrite l’imaginaire », brisant la temporalité du quotidien. Le grand magasin devient ainsi un lieu culturel à la fois agréable à visiter, car il offre l’assurance d’y trouver exactement ce dont la société estime que l’on a besoin et plus encore, mais aussi, et surtout, un lieu où il est élégant de se rendre. L’évolution des habitudes a en effet fait de l’accès rapide à la mode et aux nouveautés une nécessité pour la haute société.
Exposition sur la naissance des grands magasins au XIXe siècle, par le Musée des arts décoratifs, 2024.
1. Jan Whitaker, « Construire pour impressionner », dans Une histoire des grands magasins, op. cit..
2. Piedade Da Silveira, Les Grands Magasins du Louvre au XIXe siècle, Paris, Editions CCM, 1995.
3. Jan Whitaker, « Construire pour impressionner », dans Une histoire des grands magasins, op. cit..
4. Robert Proctor, « Constructing the retail monument: the Parisian department store and its property, 1855-1914 », Urban History, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Jan Whitaker, « Construire pour impressionner », Une histoire des grands magasins, op. cit..
8. Jon Stobart, « Cathedrals of Consumption? Provincial Department Stores in England, c.1880–1930 », dans Entreprise & Society, Cambridge, Cambridge University Press, 2017.
9. Jan Whitaker, « Construire pour impressionner », Une histoire des grands magasins, op. cit..
10. Ken Parker, « Sign consumption in the19th-century department stores, An examination of visual merchandising in the grand emporiums (1846–1900) », dans Journal of Sociology, Melbourne, The Australian Sociological Association, 2003.
11. Erika D. Rappaport, « The Halls of Temptation: Gender, Politics, and the Construction of the Department Store in Late Victorian London », Journal of British studies, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
12. Ken Parker, « Sign consumption in the19th-century department stores...», op. cit..
13. Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, 1986.
14. Michel Foucault, « Des espaces autres », Dits et Écrits II, Paris, Gallimard, 2001.