Chapitre 2, La mode, un vecteur culturel et social fabriqué ? La course à la reconnaissance publique

Il n’y a aucun mystère quant au fait que les femmes de la haute société utilisaient aussi la mode comme un moyen de se démarquer dans une société où de plus en plus de personnes avaient accès aux mêmes biens. Des actrices comme Sarah Bernhardt et Réjane devinrent les muses des maisons de mode et des figures influentes pour le grand public. Mais celles qui exerçaient une influence véritablement enviable étaient les femmes bien établies de l’aristocratie, qui tentaient encore de ne pas être confondues avec la haute bourgeoisie plus récente. Dans cette société républicaine, il existait un respect et une admiration pour les titres de noblesse, comme en témoignent, par exemple, les pseudonymes adoptés par les auteurs de manuels d’étiquette. C’est le cas de la Baronne Staffe, dont le vrai nom était Blanche-Augustine-Angèle Soyer, fille d’un officier militaire, qui utilisa un titre noble comme nom de plume. Le titre de noblesse conférait une crédibilité aux propos tenus dans ces ouvrages, la noblesse étant perçue comme un modèle en matière de bonnes manières et donc de mode.

Ce qui est surprenant, c’est que ces auteurs aux pseudonymes aristocratiques défendaient une présentation sobre, alors que les femmes dont parlaient les articles de mode appartenaient généralement à la haute aristocratie et se permettaient soit plus d’extravagance, soit plus de désinvolture. Clarisse Juranville se distingue en ne prenant pas de titre, mais elle se montre particulièrement virulente envers les femmes trop coquettes : « Une femme de bon sens suit les modes, mais sans les exagérer et surtout sans les devancer, de manière à n’être ni excentrique, ni ridicule. »1 Une fois encore, on observe un décalage entre ce qui devrait être, selon les manuels, et ce qui est rapporté dans les magazines.

La bourgeoisie récemment enrichie prend ces enseignements très au sérieux afin d’éviter toute faute de goût qui rappellerait ses origines. C’est précisément parce que la nouvelle bourgeoisie peut désormais accéder au même mode de vie que naît un besoin de distinction parmi les membres de la haute société plus ancienne. Pour ces derniers, il devient nécessaire de marquer la différence entre eux, les « légitimes », et les autres, qui ne partagent avec eux que l’argent.

Ce que l’aristocratie a en commun avec les actrices, c’est qu’elle n’a pas besoin de se justifier. Elle devient donc un moteur des nouvelles tendances2. Cela ne signifie pas pour autant que les femmes des plus hautes sphères sociales se livraient à des excentricités excessives, car leurs silhouettes restaient relativement uniformes. Les femmes les plus élégantes se contentaient de suivre la mode pas à pas, en incorporant progressivement de nouveaux éléments, tissus et accessoires à leurs toilettes. L’aristocratie ne s’écartait pas trop des règles imposées par la haute société – que la bourgeoisie suivait avec soin – mais en étant à l’origine des tendances3, elle avait une plus grande aisance et un certain confort face à ces normes strictes et parfois arbitraires.

Les recontres sociales demandent une connaissances pointue des codes. Jean Béraud, La soirée, autour du piano, circa 1880.

Pour se différencier, elles inventèrent ce « je ne sais quoi » que peu de nouveaux riches possédaient, contrairement aux femmes naturellement élégantes de l’ancienne noblesse et de la très haute bourgeoisie. Ce « je ne sais quoi » peut aujourd’hui se résumer à l’aisance avec laquelle elles évoluaient dans un monde façonné et entretenu par leurs ancêtres, un monde dans lequel elles avaient grandi et s’étaient construites. C’est pour cette raison que les manuels de savoir-vivre condamnaient sévèrement les femmes trop coquettes. La coquetterie était accessible à toutes les femmes riches, et l’acquisition de biens matériels pouvait réduire les différences entre personnes aisées de diverses origines. Il fallait donc expliquer que l’ostentation vestimentaire était inutile, car la véritable élégance était une question d’essence4, composée d’une multitude d’éléments précis (démarche, ton, rire, gestes, conversation, etc.).5

Le magazine étudié précédemment, L’Art et la Mode : journal de la vie mondaine, est à nouveau utile pour comprendre ce phénomène. Comme son nom l’indique, il accorde une grande importance aux mondanités et consacre une rubrique aux événements sociaux, « Le mois mondain »6. La plupart des noms cités dans cette chronique sont ceux de femmes nobles : Baronne de Hirsch, Princesse Radziwill, Baronne de Poilly, Princesse de Sagan, Baronne de Rothschild, pour n’en citer que quelques-unes. Ces noms apparaissent dans un article commentant les événements sociaux et les tenues portées à ces occasions. Dans l’article de janvier 1881, seules les femmes titrées sont mentionnées, bien que les événements couverts par l’article aient réuni toute la haute société, y compris des dames issues de la simple bourgeoisie. Dans la chronique de janvier 18857, les titulaires de titres présents aux funérailles de Madame Boucher sont cités, les seules femmes non titrées figurant dans l’article.

The London and Paris Ladies' Magazine of Fashion de janvier 1881 révèle le point de vue anglais sur la mode. Ce magazine reconnaît l’importance de l’élégance, mais prône une approche plus conservatrice qu’en France. Dans la section « Observations », en première page, l’auteur commence par déclarer que chacun est libre de s’habiller selon son goût, sans devoir suivre des règles strictes. Ironiquement, cette déclaration est immédiatement suivie d’une critique acerbe de ceux qui usent de cette liberté sans avoir le goût nécessaire :

« Nous avons maintenant une totale liberté dans notre habillement : chacun peut s’habiller selon son goût et ses moyens, mais cette liberté est souvent abusée. Nous voyons des gens qui ne comprennent rien à la mode s’habiller dans un style qui leur est totalement inapproprié, et ainsi se rendre ridicules. Pour les personnes de goût, c’est une vision très pénible. »8

Ce type de commentaire révèle une exigence publique quant à ce qui est considéré comme le bon goût. Il était permis de s’habiller selon ses envies, mais il fallait être prêt à affronter le jugement des arbitres de l’élégance, une autorité importante pour les femmes bourgeoises du XIXe siècle. Directes et incisives, ces observations dans les périodiques féminins permettent de mieux comprendre les normes imposées par la société anglaise en matière d’élégance féminine, qui devient ainsi une véritable qualité à posséder pour une femme de la haute société.

On retrouve cette même volonté de reconnaissance sociale dans d’autres journaux anglais, qui abordaient les événements mondains avec plus de sobriété. Un article du Daily News commente le mariage entre deux jeunes bourgeois en décrivant la robe de la mariée :

« Elle était suivie de plusieurs demoiselles d’honneur, toutes vêtues de mousseline blanche avec des écharpes bleu ciel et des chapeaux blancs ornés de plumes d’autruche. Elles portaient des bouquets de roses jaunes... »

L’article poursuit en décrivant les invités, la réception organisée par les parents de la mariée, ainsi que la destination du voyage de noces, avant de conclure sur la robe de voyage de la mariée :

« La robe de voyage de la mariée était en voile heliotrope, délicatement ornée d’un col en mousseline brodée crème et en filet point d’esprit, accompagnée d’un joli manteau sans manches doublé de soie heliotrope. Le chapeau était décoré de branches de lilas mauve et de drapés en mousseline heliotrope. »9

Obtenir une mention dans un magazine est un privilège réservé à certaines femmes de la haute société, une forme de consécration. Mais ici, dans un journal aussi important que le The Daily News, on constate que c’est un couple bourgeois qui fait l’objet de l’article, ce qui montre que les personnes non titrées occupent également une place importante dans la haute société anglaise, malgré le maintien de la noblesse. On peut se demander si ce n’est pas précisément parce que la noblesse est préservée en Angleterre que la bourgeoisie s’impose de cette manière, alors qu’en France, les titulaires de titres s’accrochent à une position que le régime en place ne garantit plus automatiquement10. Puisque la mode était plus sobre dans l’ensemble de la haute société anglaise, comme le montrent les descriptions des articles, l’espace dans les journaux n’était pas automatiquement réservé aux femmes de l’aristocratie, mais à diverses figures de la société qui portaient des vêtements de grande qualité.

En conclusion, les femmes françaises de la haute société faisaient face à des forces opposées en matière de mode, ce que les femmes anglaises ne connaissaient que partiellement : fallait-il rester sobre, comme le recommandaient les manuels d’étiquette, au risque de paraître insignifiante ? Ou bien fallait-il redoubler d’efforts vestimentaires et dépenser des sommes importantes pour maintenir ou créer une réputation d’élégance ? La tendance penchait vers la seconde option, mais comme tout changement rapide, des contre-réactions émergent, illustrées ici par la volonté de contenir la coquetterie des femmes fortunées.

Virginie Gautreau, parisienne d'adoption, fait scandale dans ce tableau, ne se pliant pas aux normes établies. Madame X, John Singer Sargent, 1884.


1. Clarisse Juranville, « La Toilette et la Coquetterie », Le savoir faire et le savoir-vivre dans les diverses circonstances de la vie..., op. cit..
2. Philippe Perrot, Le luxe, une richesse entre faste et confort, XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Seuil, 1995.
3. Alice Bravard, « La vie mondaine à la Belle Époque», op. cit., p. 25.
4. Bastien Salva, « Dix-neuvième siècle, 1799-1905 », Histoire des modes et du vêtement..., op. cit., p293.
5. Ibid.
6. « Le mois mondain », L'art et la mode : journal de la vie mondaine, janvier 1881.
7. « Le mois mondain », L'art et la mode : journal de la vie mondaine, janvier 1885.
8. The London and Paris ladies magazine of fashion, janvier 1881
9. Daily News, avril 1892.
10 Alice Bravard, « La vie mondaine à la Belle Époque», op. cit., p.19.

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