L'importance et l'évolution rapide de la mode

Cette évolution des modes de consommation, et notamment des quantités de biens produits et achetés, s'est inévitablement accompagnée d'une accélération par des changements rapides des modes. Tout le siècle est marqué par l'ouverture internationale, avec le développement des transports, et la fin du XIXe siècle est particulièrement inspirée par les modes étrangères, rendues possibles par la rapidité de la production. Il s'agit notamment de la mode japonaise, de la mode espagnole et même de la mode anglaise, avec des tartans dérivés aux couleurs variées1. Le XIXe siècle est aussi connu pour ses réinterprétations de l'histoire, pas plus réalistes que celles des étrangers. Ce qui est systématique au début du siècle, et qui se prolonge dans les modes de la fin du XIXe siècle, c'est cette recherche de l'ailleurs, qu'il soit géographique ou chronologique. La mode s'organise autour de deux saisons : l'hiver et l'été, comme le montrent les catalogues de vente des grands magasins. En hiver, logiquement, on porte des tissus épais, riches et des couleurs profondes2. En été, on porte des couleurs claires et des tissus légers3. Quand on sait que les femmes pouvaient changer de tenue jusqu'à huit fois par jour4, on imagine le nombre de modes développées, le nombre d'articles de mode produits et achetés pour répondre aux besoins.

Nombreux modèles de peignoirs confectionnés. Grands Magasins du Louvre, 1885.

De la fin du XIXe siècle aux années 1890, la mode est dominée par la « tournure », un pouf accroché à la taille pour modeler la silhouette selon la mode du jour. Durant la première partie de la période qui nous intéresse, le pouf prend de l'ampleur jusqu'en 1887, où il atteint son apogée5, associé à une silhouette volumineuse, avec des jupons drapés, mais un haut du corps plus fin et plus long, avec des manches « ajustées »6. Le but est d'étirer la silhouette avec de longs corsets7. La taille reste à sa place naturelle, mais est particulièrement prononcée. Dans la dernière décennie du XIXe siècle, cependant, le but n'est plus d'allonger la silhouette avec un corset long, mais plutôt de souligner davantage la taille avec une ceinture de plus en plus fine à l'intersection de la jupe et du chemisier, donnant la silhouette en « S » caractéristique de la fin du siècle. La mode s'inverse presque : le buste gonfle, notamment les manches qui deviennent de plus en plus larges, comme dans la mode gigot des années 1830, la poitrine gonfle également, parfois grâce à des accessoires de rembourrage, les cols deviennent de plus en plus hauts, la jupe s'évase et s'allège, sans pouf au niveau des reins, et le volume est obtenu grâce à des plissés sophistiqués. L'évolution de ces modes peut être observée en comparant les articles proposés à différentes périodes dans les catalogues de vente des Grands Magasins du Louvre. Si l'on prend l'exemple de la section des costumes pour dames des catalogues d'hiver et que l'on fait un bond de 6 ans en arrière, on constate une réelle différence entre la mode de 1879 et celle de 1885. En 1879, les cols sont hauts, les jupes sont plissées et accompagnées de traînes, mais le volume reste faible au niveau des reins et l'effet pouf est presque inexistant, les vestes descendant bas sur les jupes pour créer une silhouette longue8. À partir de l'hiver 1885-86, on assiste à un net raccourcissement du buste, qui s'arrête désormais légèrement en dessous de la taille, et à une nette augmentation de l'effet pouf, qui donne un volume important aux reins.

Les traînes disparaissent et les jupes restent habilement plissées mais raccourcies, révélant le bout des chaussures, auparavant invisible. De face, la silhouette reste relativement fine, la taille est accentuée par le raccourcissement du buste, le col demeure haut et les manches restent longues et ajustées9. En étudiant les catalogues des années suivantes, on observe logiquement un changement moins radical que celui constaté entre les deux précédents catalogues, tout en notant certaines différences. Entre les hivers 1885-86 et 1888, la silhouette reste assez similaire, bien que les manches bouffantes deviennent plus marquées et que la coupe de la veste évolue progressivement vers celle d’un costume10. Les matériaux changent néanmoins : le cachemire, très en vogue en 1878-79, est remplacé par des tissus en laine en 1885.

L'évolution devient plus marquée à partir de 1888, lorsque la jupe commence progressivement à perdre les courbes caractéristiques des années 1880. Le bouffant est encore présent, mais bien plus discret, et la jupe est plissée verticalement plutôt qu’horizontalement, lui donnant une apparence plus fluide. Entre 1888 et 1900, la silhouette évolue nettement : le bouffant, à peine visible en 1890, disparaît complètement en 189211, entraînant un équilibre totalement inversé. La jupe s'affine au niveau des hanches, parfois accompagnée de coussinets, mais avec un rendu plus naturel. Les manches adoptent une forme bouffante, concentrant le volume au niveau du buste. Les vestes s’allongent de nouveau, et la silhouette générale s'affine à partir de la taille, qui devient plus marquée. Dès 189412, on assiste au retour du style « gigot » mentionné précédemment, avec des manches bouffantes imposantes, accompagnées ici de jupes évasées et resserrées aux hanches. Cette silhouette persiste au début du XXe siècle, fortement inspirée du tailleur anglais.

Evolution rapide des modes au XIXe siècle

Mais malgré ce nom, c'est bien le mythe de la Parisienne qui se développe entre 1880 et 1900. La Parisienne devient l'ultime allégorie de l'élégance à la pointe de la mode, l'incarnation du goût français, considéré comme le meilleur du monde. Cette représentation est ancrée dans l’imaginaire de la population française, comme en témoignent les périodiques de l’époque. Par exemple, dans le numéro de janvier 1881 de L'Art et la Mode, on trouve un poème de Théodore de Banville dédié aux femmes parisiennes :

Les Parisiennes, fées / Que célèbrent mes pipeaux, / Sont ravissantes, coiffées / De leurs amusants chapeaux. / […] / Mais leurs robes, quels poèmes ! / Les étoffes sur leurs corps / Harmonisent de suprêmes et mystérieux accords / […] / Que les mousselines vagues / Et les satins merveilleux / Frissonnent, comme des vagues / Autour d'un roc sourcilleux.13

Le poème poursuit dans cette veine, associant toujours la silhouette charmante de la Parisienne à ses robes, qu’il décrit en détail, évoquant ses chaussures, son ombrelle, ses bas. Si la présence de textes sur la mode dans un magazine de mode n’est pas surprenante, il est néanmoins intéressant de noter que la figure de la Parisienne, cette femme belle et élégante de la haute société, est indissociable de la mode, qui est l’un de ses attributs les plus importants. Cette image reçoit une reconnaissance internationale lors de l’Exposition universelle de 1900 avec la sculpture La Parisienne, réalisée par Paul Moreau-Vauthier.

Dans ce même numéro du journal, une section de trois pages intitulée Art et Chiffon s'ouvre sur cette phrase : « Jamais l'art n'a tant fait pour la mode et jamais la mode n'a tant fait pour l'art »14. Une introduction frappante aux tendances de la saison, qui associe directement la mode aux arts dont elle « demande ses inspirations et ses triomphes »15. Dans une rétrospective des modes de juin 1880, ne couvrant pourtant qu'un seul mois, l’auteur cite plus de 70 éléments vestimentaires et accessoires ainsi que les façons de les porter : chaussures, jupons, pelisses, poignets et éventails sont minutieusement passés en revue. Cette précision extrême dans la description des toilettes est peut-être due à la rareté des images dans ce périodique, mais elle permet aussi à l’auteur, qui signe sous le nom d’Étincelle, de présenter un grand nombre de styles :

« Puis ce sont des indiennes et des cotonnades ‘du dernier galant’, dont on fait des casaquins de laitière, et qu'on met avec du surah uni à tunique retroussée, doublée d'un large ourlet de nuance vive, sur lequel se détache une broderie de point d'Argentan sur tulle soufre. […] Le bouton vieux Saxe à fleurettes doit être réservé pour les casaquins à la Sedaine, — les déshabillés à la Greuze, en cotonnade Louis XVI, si en faveur cet été. Quant aux Wegwood, fond bleu sombre, parés de petites divinités blanches, on en garnira les habits de sicilienne blanche, rouge et couleur d'ambre, qui se portent au thé de cinq heures avec les jupes légères16.

Cette citation donne un aperçu des modes concrètes portées à l’époque, ainsi que du nombre de règles qu’elles devaient respecter. Comme mentionné précédemment, les inspirations sont puisées dans l’imaginaire historique et étranger. En avançant dans le temps, jusqu’en janvier 188517, on observe une évolution du périodique : davantage d’illustrations et de publicités, ainsi qu’un nombre accru de publications par mois. La rubrique Art et Chiffons est toujours présente, détaillant les toilettes et leur manière d’être portées. Toutefois, le passage d’une publication mensuelle à une publication hebdomadaire limite la longueur de la section. Ce changement illustre cependant le succès du magazine, l’un des plus populaires auprès des femmes de la haute société entre 1880 et 1900. Cette popularité permet d’apprécier à quel point la mode était vécue avec intensité : les descriptions précises et les jugements qu’on y trouve offrent une idée plus honnête des critères d’élégance que les manuels de savoir-vivre. Ainsi, entre 1881 et 1900, cette même rubrique propose une rétrospective détaillée des tenues portées lors des différents événements.

Les Anglais reconnaissent également la mode comme un savoir-faire français. L’un des périodiques les plus populaires, The London and Paris Ladies' Magazine of Fashion, se définit comme un « magazine de mode, de littérature et des beaux-arts », présentant « des costumes français et anglais ». Il existait déjà un écart entre la mode française, considérée comme dominante, et la mode anglaise, qui suivait et s’inspirait des tendances venues de France. Pourtant, bien que l’Angleterre ne soit pas une référence en matière d’innovation stylistique, ses périodiques démontrent un intérêt certain pour la mode, malgré les recommandations plus conservatrices des manuels d’étiquette. Dans le premier numéro de 1881 de The London and Paris Ladies' Magazine of Fashion, l’article d’ouverture « To our readers » explique les améliorations apportées au magazine :

« Au cours des douze derniers mois, nous avons fait de grands progrès, tant dans le nombre de nos abonnés que dans l’amélioration de notre magazine – L’un suit toujours l’autre ; nous sommes désormais en mesure de proposer des costumes adaptés à tous les goûts et à toutes les bourses. »18

On note ainsi une adaptation consciente à la demande croissante pour du contenu lié à la mode. L’influence française est toujours visible dans la rubrique Our Paris Letter. L’évolution des tendances en Angleterre est donc similaire à celle de la France, comme en témoignent les gravures en couleur des magazines : au début des années 1880, la silhouette fine est la même des deux côtés de la Manche 19.

Les magazines jouent pleinement le jeu de la mode, malgré le formalisme des manuels d’étiquette, pour une raison simple : ils doivent vendre des exemplaires. Sans nouveauté à présenter, il ne peut y avoir d’articles sur la mode. Cette logique correspond à une nouvelle manière de consommer, qui repose sur plusieurs stratégies de vente. La mode et sa consommation s’imposent progressivement dans la vie des femmes. La situation y est propice : l’adaptation aux nouvelles habitudes bourgeoises et l’ambition d’accéder aux cercles les plus élevés de la société permettent l’imposition de nouveaux comportements de consommation, répondant aux attentes de cet ordre social en pleine évolution et extrêmement exigeant. Il est donc tout à fait logique que périodiques et grands magasins suscitent un véritable engouement pour la mode. Désormais, acheter des vêtements ne suffit plus : il faut faire de la mode un élément central de sa vie. Il faut être informée des tendances, savoir qui suivre, où se montrer et comment. La mode n’est plus simplement une question d’habillement : elle devient un phénomène social d’une ampleur sans précédent.


1. Bastien Salva, « Dix-neuvième siècle, 1799-1905 », Histoire des modes et du vêtement..., op. cit., p. 246.
2. Exposition spéciale de robes et manteaux, Catalogue de vente des Grands Magasins du Louvre, November 1886.
3. Catalogue général, Catalogue de vente des Grands Magasins du Louvre, summer 1891.
4. Denis Bruna, Tenue correcte exigée : quand le vêtement fait scandale, Paris, Musée des Arts Décoratifs, 2016, p.35.
5. Bastien Salva, « Dix-neuvième siècle, 1799-1905 », Histoire des modes et du vêtement..., op. cit., p. 257.
6. Album illustré des modes d'hiver, Catalogue de vente des Grands Magasins du Louvre, hiver 1887.
7. Album illustré des modes d'hiver, Catalogue de vente des Grands Magasins du Louvre, hiver 1887.
8. Album illustré des modes d'hiver, Catalogue de vente des Grands Magasins du Louvre, hiver 1878-1879.
9. Album illustré des modes d'hiver, Catalogue de vente des Grands Magasins du Louvre, hiver 1885-1886.
10. Album illustré des modes d'hiver, Catalogue de vente des Grands Magasins du Louvre, hiver 1888.
11. Album illustré des modes d'hiver, Catalogue de vente des Grands Magasins du Louvre, hiver 1890 et 1892.
12. Album illustré des modes d'hiver, Catalogue de vente des Grands Magasins du Louvre, hiver 1894.
13. Theodore de Banville, « Les parisiennes », L'art et la mode : journal de la vie mondaine, 1881.
14. « Art et Chiffons », L'art et la mode : journal de la vie mondaine, janvier 1881, p26.
15. Ibid.
16. Ibid.
17. « Art et Chiffons », L'art et la mode : journal de la vie mondaine, janvier 1885.
18. « To Our readers », London and Paris ladies magazine of fashion, janvier 1881. 19. London and Paris ladies magazine of fashion, janvier 1881.