Conclusion
La rareté de la figure du Christ crucifié est difficile à expliquer. L’épisode qui conclut le cycle de la Passion, considéré comme un récit historique et fondateur par les premiers chrétiens, est au centre des préoccupations théologiques dès les premiers siècles du christianisme. Sans cesse commenté par les prédicateurs, il ne trouve cependant que très tardivement une expression picturale comme élément d’un cycle narratif. Cependant, l’absence durant les quatre premiers siècles de représentations s’appuyant réellement sur les Évangiles ne signifie pas que le sujet n’est pas évoqué par d’autres moyens. Ainsi, conformément aux conventions iconographiques du début de l’art paléochrétien, c’est principalement par des images-signes, c’est-à-dire des images schématiques et simples, porteuses d’une symbolique dépassant l’objet figuré de base, que s’exprime la Crucifixion. Sont alors privilégiées les représentations de la croix :qu’elle soit simple, gemmée ou surmontée d’un chrisme couronné de laurier, sa forme fait inévitablement référence à l’instrument du supplice. Mais son interprétation ne s’arrête pas à ce sens premier,que chacun pourrait comprendre : la croix est symbole de gloire, de victoire et de Résurrection. La même interprétation peut être donnée aux premières images du Christ crucifié, sur les gemmes magiques. Il s’agit ici encore de sorte d’images-signes, ne se rattachant à aucun contexte narratif, et représentées pour leur pouvoir apotropaïque : l’idée de triomphe sur la mort à laquelle l’iconographie fait référence en fait de parfait éléments de protections pour les fidèles.
Toutefois, l’iconographie chrétienne s’intéresse de plus en plus aux cycles narratifs. Elle se tourne d’abord vers les scènes vétérotestamentaires, qui en plus d’avoir de nombreux modèles déjà définis (simplifiant ainsi une production massive d’images), permettent de refléter la pensée typologique, extrêmement présente dans l’exégèse chrétienne. Ainsi, tous les éléments du Nouveau Testament, la Passion et la Crucifixion comprises, trouvent des préfigurations dans l’Ancien Testament. L’évolution du thème la plus importante intervient au début du Ve siècle : grâce au goût pour les cycles narratifs qui ne cesse de se développer, les épisodes de la vie du Christ sont de plus en plus courant dans les images chrétiennes, et dans tout type de contexte (les figurations ne se cantonnent plus au domaine funéraire). De nouvelles iconographies sont mises en place, se basant sur des conventions classiques permettant à un large public d’en comprendre la portée. C’est le cas des deux seuls exemples de Crucifixion de cette période connus à ce jour : le coffret en ivoire du British Museum et les portes de la basilique Sainte-Sabine à Rome. Cependant, la symbolique portée par ces images a peu évolué : plutôt qu’une réelle pratique de torture, il s’agit ici encore d’une évocation de la victoire du Christ sur la mort. À peine crucifié, Jésus annonce déjà sa Résurrection prochaine et par là, le salut de tous les hommes.
Il ne s’agit donc pas dans ces premières images d’offrir aux spectateurs une simple illustration des Écritures. Il faut considérer l’intérêt de ces images bien au-delà de la lecture continue qu’elles proposent. En effet, si leur but n’était que de rendre compte du déroulement de la Passion, la Crucifixion devrait être un motif plus courant au sein des programmes narratifs, notamment dans les décors monumentaux où elle aurait dû occuper une place de choix en tant qu’apogée de ce récit. Hors, elle n’est représentée que sur de petits objets, dont la portée, comparée aux grandes mosaïques représentant la croix dans les absides des basiliques, est bien plus limitée. Dans les premiers temps du christianisme, le récit historique qu’elle propose n’est peut-être pas la priorité des fidèles, qui se concentre plutôt sur l’espérance en un salut universel.
Toutefois, ces deux premières représentations marquent un tournant décisif pour l’art chrétien : la Crucifixion, au fil des siècles, deviendra l’un des sujets les plus représentés. Peu à peu, la réalité historique est prise en compte : dès le VIe siècle, dans l’Évangile de Rabbula (fig. 12) par exemple, le Christ est représenté sur la croix, les paumes et les pieds saignants, et la tête inclinée. Il reste digne et raide, mais l’accent commence à être mis sur la réalité de son supplice et donc sa souffrance. Ce n’est qu’à partir du VIIIe siècle [27]. que Jésus est montré mourant, voire mort sur la croix, ce qui restera par la suite la convention iconographique.