L’apparition de la Crucifixion au sein d’un cycle narratif

Fig. 8 : Panneau n°2 du coffret en ivoire aux scènes de la Passion,
dit « Ivoires Maskell ». Rome, vers 420-430.
7,7 x 9,8 cm. British Museum, Londres.

Fig. 9 : Crucifixion du Christ, détail de la porte de la basilique Sainte-Sabine, Rome, 432. In situ.

Fig. 10 : Feuillet du diptyque consulaire de Flavius Felix, ivoire d’éléphant, Rome, 428.
Médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France,
Paris
La prédominance des scènes de l’Ancien Testament dans l’iconographie des cinq premiers siècles du christianisme ne peut pas être une explication totale de l’absence de la Crucifixion. L’épisode est particulièrement lent à trouver une place appropriée dans l’art et même à la fin du IVe siècle, lorsque des sujets traitant de la vie du Christ se développent, ce sont ses miracles ou des événements post-résurrectionnels qui sont mis en avant. Même les images de la Passion ne représentant pas la mort semblent avoir du mal à être acceptées par les fidèles : Grégoire de Tours (Gloria martyrum , 1, I, XXIII) décrit la réaction des membres de sa communauté, à la fin du IVe siècle, qui, face à une image de la Passion sont si choqués qu’ils forcent l’évêque à la recouvrir afin de leur en cacher la vue. Cependant, dès le milieu du IVe siècle, un intérêt nouveau pour les cycles narratifs apparaît. L’art chrétien tend à être plus descriptif, plus didactique, et à avoir un impact émotionnel plus fort sur les fidèles : la création de cycles narratifs correspond parfaitement à cette volonté. Se développent alors les épisodes de la Passion ainsi que les scènes d’arrestations des Apôtres, toutes assimilables à une vérité perçue comme historique. Toutefois, la Crucifixion, sauf dans les deux exceptions que nous allons maintenant présenter, peine à s’imposer et n’est pas encore suggérée par des procédés allusifs.
Les deux premières vraies représentations de la Crucifixion
Deux objets exceptionnels pour leur iconographie nous sont donc parvenus. Il s’agit d’une part du coffret en ivoire conservé au British Museum, dit « ivoires Maskell » (fig. 8) selon le nom de son donateur, datant des années 420-430, et d’autre part, d’un des panneaux des portes en cyprès de la basilique Sainte-Sabine à Rome (fig.9), construite sous le pontificat de Célestin I (422-432) et consacrée en 433 par son successeur Sixte III.
Le coffret du British Museum
Le coffret en ivoire est composé de quatre petits panneaux séparés, chacun de 7,5 cm sur 9,8 cm, comportant des rainures sur les côtés qui à l’origine permettaient de les assembler. Y prend place un cycle de la Passion sans précédent : sept scènes de la Passion sont réunies, allant du Christ devant Ponce Pilate à son apparition aux Disciples. L’objet,mis à part sa base et son couvercle manquants, ainsi que quelques éléments en très haut-relief disparus (la lance du soldat perçant le flanc du Christ, par exemple), est dans un excellent état de conservation et constitue un exemple exceptionnel du travail de l’ivoire en Italie dans le premier tiers du Ve siècle. Il est comparable par sa qualité et son style classicisant[20] aux diptyques (fig.10) commandés à la même époque par les classes sénatoriales pour commémorer des événements privés (naissance, mariage…) ou publics(accession au consulat…)[21] : ces œuvres permettent d’apporter une datation assez précise de notre objet. Il a été produit en Italie mais l’étude stylistique ne suffit pas à être plus précis : les artistes se déplacent énormément entre les différentes régions de l’Empire, s’appropriant ainsi différents styles, et puisant dans des sources artistiques communes. Il pourrait aussi bien avoir été fait à Rome que plus au nord de l’Italie. Son matériau rare et précieux ainsi que la qualité de son exécution nous indiquent qu’il s’agissait certainement d’un objet de grand luxe, produit pour un commanditaire de haut rang, instruit sur les questions théologiques et sur l’art. Comme d’autres coffrets en ivoire de Brescia ou de Venise datant de la période, Venise, il pouvait servir de petits reliquaires, peut-être pour un élément lié à la Passion, ou de boîte pour conserver une hostie consacrée.
Les portes de la basilique Sainte-Sabine
Les portes de Sainte-Sabine sont légèrement plus tardives. La basilique, placée sur l’Aventin, à Rome, doit sa fondation à Pierre d’Illyrie, prêtre qui deviendra évêque après la consécration de l’église sous le pontificat de Sixte III. Les portes, en deux battants, conservent dix-huit de leurs panneaux décorés sur vingt-huit à l’origine. Ils sont répartis entre panneaux de petits formats (30cm sur 40cm) et de grands formats (40 cm sur 85 cm) qui se divisent en trois thèmes principaux : les épisodes de l’Ancien Testament, les épisodes du Nouveau Testament et les épisodes non tirés de la Bible mais présentant le Christ.
L’œuvre est datable de manière assez précise entre 431 et 433 : la présence des rois mages rendant hommage à Marie, assise sur un trône et tenant l’Enfant Jésus fournit le terminus a quo du concile d’Éphèse en 431[22]. On suppose que l’église avait déjà ses portes lors de sa consécration en 433 par le Pape Sixte III, ce qui nous fournit un terminus ad quem . De plus, son fondateur, Pierre, est représenté sur l’un des panneaux en sa qualité de presbytre : il n’a donc pas encore été nommé évêque, ce qui intervient au début du pontificat de Sixte III. C’est la détermination de son lieu de production qui a posé le plus problème : au début du XXe siècle est mise en avant la thèse selon laquelle les portes auraient été produites en Orient, par comparaison avec celles, en bois, des églises byzantines et leur vocabulaire décoratif. Seulement, ces ornements sont répandus dans l’ensemble de l’Empire. Aujourd’hui, la majorité des chercheurs penchent pour une localisation italienne : les mélanges de styles pourraient, selon Gisela Jeremias, être dus au travail d’ateliers employant des artistes étrangers. Elle va même jusqu’à proposer Rome comme lieu de production, par analogie avec l’ivoire du British Museum qu’elle situe au même endroit, et selon l’idée logique qu’il serait étonnant que cette ville, qui était un centre artistique majeur, n’ait pas fourni les portes d’une église si importante.