La Crucifixion du coffret en ivoire du British Museum

      Sur le deuxième panneau du coffret se développe la première représentation de la Crucifixion à proprement parler. En effet, il ne s’agit plus ici d’une allusion symbolique faite au moyen d’images-signes ou grâce à la typologie, mais d’une image se basant sur les Évangiles, en particulier celui de Jean, et s’insérant dans un cycle narratif précis et continu. L’objet marque un réel tournant vers une narration visuelle plus complète de la Passion qui ne cessera de se développer dans les siècles suivants.

     L’image se compose comme suit : sur la gauche, Judas qui, désespéré par la trahison qu’il a commise, s’est pendu à un chêne abritant un oiseau et ses petits et dont l’une des branches ploie son le poids de son corps mort. Son cou est brisé, sa tête a basculé en arrière et ses yeux sont fermés. Il porte une longue tunique, ne laissant dépasser que ses pieds pointant vers le bas. La bourse contenant les pièces obtenues pour livrer le Christ s’est déversée sur le sol. Un peu décentré sur la droite, prend place le Christ sur la croix surmontée du titulus « REX IUD ». Ne portant qu’un court pagne, le subligacalum, il est représenté juvénile et imberbe, raide et vigoureux, les yeux bien ouverts, regardant droit devant lui vers le lointain. Malgré ses deux paumes clouées, et son flanc gauche percé, il ne montre aucun signe de souffrance. Ses pieds, malgré l’absence de suppedaneum, ne pendent pas. Trois personnages l’entourent : à sa droite, Marie, enveloppée dans son maphorion, la tête inclinée et les yeux baissés, est accompagnée par Jean, le disciple bien-aimé. Tous deux adoptent une attitude mesurée de deuil : leur tristesse est visible mais n’est pas exubérante. De l’autre côté de la croix, se place un soldat romain, portant un pileus, chapeau cylindrique et court spécifique à l’élite militaire romaine[23]. Son bras droit levé brandissait une lance aujourd’hui perdue. Il est dans une position dynamique d’attaque, contrastant fortement avec l’impression de mesure et de calme que dégagent Marie et Jean.

      Cette représentation de la Crucifixion met en avant de nombreux éléments narratifs présents dans les Évangiles : le suicide de Judas avec le détail de sa bourse répandue au sol (Mt 27, 3-5), Marie et Jean autour de la croix (Jn 19, 25-27), et le soldat romain perçant le flanc du Christ, duquel coulent normalement de l’eau et du sang(Jn 19, 34-35). Mais l’image n’est ni une simple illustration de l’Évangile ni une représentation se voulant historique. L’ensemble rend compte d’une réelle pensée théologique et constitue à lui seul un commentaire de l’événement. Tout ici est fait pour mettre en avant la victoire du Christ sur la mort, à commencer par sa nudité révélant un corps musclé et raide, sur lequel la douleur et la mort n’ont aucune prise, ses yeux ouverts, ses pieds ne pendant pas dans le vide, sa position hiératique. Bien que rien ne mentionne qu’il ait été crucifié nu dans les Évangiles, c’est pourtant systématiquement ainsi qu’il est montré dans les premiers exemples du supplice. Se déshabiller en public est considéré comme honteux, associé à l’exposition des esclaves ou encore aux condamnés à mort. Mais ici, il faut plutôt voir une référence à la nudité héroïque, comme le montrent les représentations classiques de héros mythologiques, de divinités ou encore de l’empereur, et non pas une volonté d’associer le Christ à une réalité historique selon laquelle les suppliciés étaient cloués nus. De plus, son nimbe empêche le spectateur de l’assimiler à un simple esclave ou à un brigand, sa divinité est mise en avant. Le contraste avec Judas, vaincu par la mort et perdu à tout jamais car n’ayant même pas eu le courage d’attendre l’accomplissement du sacrifice du Christ, est frappant et rend la supériorité du Christ encore plus visible. Lui est complètement vêtu, et son corps pend lâchement à l’arbre : sa mort est bien réelle et définitive, contrairement à celle du Christ qui n’est que temporaire, jusqu’à la Résurrection. L’arbre même, un chêne, est un symbole de victoire dans le monde romain,tandis que les oiseaux sont une référence à l’âme du défunt après la mort, associée à l’idée d’une vie nouvelle. La manière même dont la Crucifixion au s’insère sein du coffret et révélatrice : les deux premiers panneaux concentrent à eux seuls cinq des scènes du cycle représenté. Le rythme est donc rapide, et la Crucifixion n’est qu’une étape, certes importante, vers les deux panneaux suivants ne présentant qu’une scène de Résurrection chacun(les saintes femmes au tombeau pour le premier, et le doute de saint Thomas pour le second).Autrement dit, la Crucifixion n’est qu’un moyen d’arriver à la Résurrection, réel enjeu de ce programme iconographique qui met en avant par tous ses éléments la victoire du Christ sur la mort.

23 Beat Brenk ajoute même que ce couvre-chef est spécifique aux soldats ayant joué un rôle dans la persécution des chrétiens. Il serait alors une référence à ces épisodes et aurait une fonction didactique sur l’histoire du christianisme. (BRENK Beat, The imperial heritage of early Christian art’ in Age of spirituality: a symposium, New York, The Metropolitan Museum of Art, in association with Princeton University Press, p. 40.)

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Fig. 8 : Panneau n°2 du coffret en ivoire aux scènes de la Passion, dit « Ivoires Maskell ». Rome, vers 420-430.
7,7 x 9,8 cm. British Museum, Londres

L’apparition de la Crucifixion au sein d’un cycle narratif
La Crucifixion du coffret en ivoire du British Museum