La typologie : l'art du sous-entendu

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Fig.6 : Sarcophage de Junius Bassus, 359, Rome. 
Museo Pio Cristiano, Vatican.

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Fig. 7 : Sacrifice d’Isaac, mosaïque du chœur de Saint-Vital de Ravenne.
Première moitié du VIe siècle. In situ.

      Nous venons de voir des exemples rares de Crucifixion, limités au contexte privé, ainsi que l’importance du symbole de la croix qui rappelle par sa forme même le supplice enduré par le Christ. Il convient à présent de nous intéresser aux images plus narratives,rendant compte indirectement de l’événement.

      Dans les premiers siècles chrétiens, il n’est pas question de représenter directement la mort et à plus forte raison, celle du Christ. Bien que la Crucifixion soit un élément essentiel de la foi chrétienne, elle n’échappe pas à ce principe.

      Cependant, il existe des images narratives, toutes tirées de l’Ancien Testament, qui sont utilisées pour rendre compte du sacrifice et de son pouvoir salvateur. Ce système de représentation s’appelle la typologie et c’est l’une des conventions majeures de la pensée et de l’iconographie paléochrétiennes. Le principe est simple : en s’appuyant sur les interprétations des prédicateurs, penseurs et autres exégètes, certains épisodes de l’Ancien Testament sont mis en avant pour leur capacité à offrir une préfiguration des épisodes du Nouveau Testament. En effet, selon la pensée des premiers chrétiens, tout dans les Écritures hébraïques est une annonce de la venue du Christ, de sa mort et de sa Résurrection. Le Christ est montré comme le Messie attendu par les prophètes, sans la venue duquel l’Ancien Testament ne peut être compris qu’à un niveau de lecture littéral, superficiel, comme un simple récit historique [14]. Faire le lien entre les deux Testaments en apporte la preuve irréfutable. Augustin, dans son traité Sur le Psaume 98, 1, dit ainsi : « Notre préoccupation unique, que nous écoutions les psaumes, les prophètes ou la Loi, tous écrits avant la venue dans la chair de notre Seigneur Jésus-Christ doit être d’y voir le Christ. ». Jésus lui-même proclame que tout ce qui a été dit dans les Écritures lui rend témoignage et il se présente comme l’accomplissement de celles-ci (Jn 5, 39 ; Lc 22, 37 ).

      La composition des images, toujours simple pour être la plus efficace possible, est le reflet de la tradition orale et de l’enseignement que les chrétiens doivent suivre. On n’hésite pas, ainsi, à réduire un récit à une action unique, assez significative pour que le spectateur comprenne de quoi il s’agit et puisse faire le lien avec les symboliques qui lui ont été transmises lors de sa formation. L’enseignement conféré aux fidèles est donc un élément essentiel à prendre en compte pour comprendre comment les images étaient perçues par les spectateurs contemporains : le choix des images, de certaines conventions, l’association de scènes entre elles, sont le reflet d’une culture commune que les chrétiens ont reçu et partagent. La formation des chrétiens se fait essentiellement dans le cadre de la préparation au baptême. Les catéchumènes, tous adultes, suivent une initiation d’environ une quarantaine de jours durant lesquels ils sont initiés aux Écritures, en apprennent le sens premier mais aussi la symbolique et en particulier le sens typologique. Une fois baptisés seulement, et donc correctement instruits sur la religion, ils peuvent participer à l’intégralité du culte et notamment à l’Eucharistie. Cette formation, qui leur permet de comprendre les images qui les entourent, s’appuie aussi sur ces dernières : le niveau d’alphabétisation n’étant pas uniforme, l’enseignement est essentiellement oral, et les images peuvent servir d’aide-mémoire. Il arrive également aux prédicateurs de faire référence dans leurs sermons à des images présentes directement dans les lieux de culte.[15]

      La pensée typologique, très présente dans la littérature chrétienne et à la base de la catéchèse, s’applique donc parfaitement au domaine de l’iconographie. Ainsi, dès le IIIe siècle se développe tout un répertoire de scènes majoritairement vétérotestamentaires qui, en plus de représenter un événement biblique précis, est une manière symbolique de faire allusion à un événement de la Passion du Christ. Toutefois ce répertoire reste restreint, et certaines scènes sont plus exploitées que d’autres : dans un premier temps essentiellement dans le contexte funéraire, le choix des images est influencé par sa fonction. Sont donc privilégiées les scènes dites « paradigmes de salut » : ce sont des images de héros qui grâce à l’intervention divine échappent à la mort ou reviennent à la vie après la mort, comme le sacrifice d’Isaac, Noé sauvé du déluge ou encore Jonas recraché par le monstre marin. Ces représentations doivent être comprises comme des événements profondément joyeux et positifs, sans référence à la mort, au deuil ni même à la douleur. Elles servent de rappel à tous les chrétiens : Dieu aide tous ceux qui croient en Lui. En représentant ce type de scènes dans leur tombe, les chrétiens espèrent donc recevoir le soutien de Dieu et être sauvés comme tous les héros vétérotestamentaires évoqués dans leurs images mais aussi dans leurs prières [16]. Au IVe siècle, le répertoire iconographique se développe et ne se cantonne plus au seul contexte funéraire. Cependant, les images de la Crucifixion ne font toujours pas partie du répertoire, et ce même dans cycles narratifs ayant pour sujet la Passion du Christ, comme c’est le cas à Saint-Apollinaire-le-Neuf, à Ravenne, par exemple. Il faut donc chercher les allusions à ce sacrifice dans la typologie, où les références sont nombreuses

      Nous ne nous attarderons ici que sur la plus évidente et la plus courante : la mise en parallèle du sacrifice d’Isaac par son père Abraham (Gn 22) avec celui de Jésus sur la croix. En effet, dans ce récit, Dieu ordonne à Abraham de lui offrir son fils unique, Isaac, en sacrifice. Le patriarche n’hésite pas et obéit, tandis qu’Isaac suit son père sans opposer de résistance. Les représentations de l’épisode sont nombreuses et très simples : Abraham, debout, tient un glaive au-dessus de la tête de son enfant qui tend docilement la gorge tandis qu’il est à genoux. Un autel où le feu brûle déjà est prêt à accueillir l’offrande (et à partir de la fin du IVe siècle, Isaac est même représenté directement sur l’autel).Cependant, la main de Dieu, sortant des nuages arrête le geste d’Abraham juste avant la mise à mort et remplace le garçon par un bélier. Les points de comparaisons avec le Christ sont nombreux : tous deux sont des enfants conçus miraculeusement, fils uniques et bien-aimés de leur père respectif qui n’hésite cependant pas à les mener au sacrifice vers lequel ils vont, obéissants et résignés. Tous deux sont sauvés par l’intervention divine : Isaac par l’arrêt du geste d’Abraham, et le Christ par sa Résurrection. Le Christ accomplit jusqu’au bout le sacrifice commencé dans l’Ancien Testament : il n’est pas remplacé par un agneau, il est l’agneau. Et le sacrifice étant enfin complet, la Résurrection est rendue possible pour toute l’humanité. Déjà dans le Nouveau Testament, Isaac est considéré comme la figure prophétique du Christ (Romains , 8, 32 ; Jn 3, 16 ; 19,36). Et les Pères de l’Église suivent cette interprétation : pour ne citer que lui, Irénée explique qu’Abraham « céda avec empressement son fils unique et bien-aimé en sacrifice à Dieu, afin que Dieu aussi consente, en faveur de toute sa postérité, à livrer son fils bien-aimé et unique en sacrifice pour notre rédemption » [17] . En la personne de Jésus est visible l’unité des Écritures, qui sont récapitulées dans les événements de sa vie et s’accomplissent pleinement dans son sacrifice et sa Résurrection.

      Le sarcophage romain de Junius Bassus datant de 359, conservé au Museo Pio Cristiano au Vatican, orné des scènes du sacrifice d’Isaac et Jésus devant Ponce Pilate (fig.6) propose une représentation typologique particulièrement parlante de l’épisode : le sacrifice d’Isaac est représenté dans une niche à l’extrémité gauche et trouve à son opposé le Christ faisant face à Ponce Pilate assis sur un trône. Le siège ressemble à l’autel sur lequel Isaac est déjà agenouillé. Ici, le sacrifice à venir du Christ est bien sous-entendu par l’association de ces deux images[18] : le procès romain de Jésus mène inexorablement vers sa Crucifixion, et l’iconographie d’Isaac sert à le rappeler. Ces scènes sont particulièrement appropriées au contexte funéraire en tant qu’annonciation du sacrifice qui se termine dans les deux cas par une victoire sur la mort.

      L’épisode occupe également une place de choix dans la liturgie : il est mentionné dans les prières au cours de l’Eucharistie [19] , mais aussi pendant la Vigile pascale déjà dans le judaïsme ancien et son image, comme un Saint-Vital de Ravenne (fig.7), à Saint-Pierre ou encore à Saint-Paul-hors-les-murs à Rome, prend place près du chœur. Ainsi, l’image préfigure le sacrifice eucharistique renouvelé chaque jour sur l’autel, à proximité, dans le monde réel.

      De plus, une variante de la représentation d’Isaac offre une nouvelle interprétation typologique intéressante liée à la liturgie : le garçon porte parfois lui-même le bois de son holocauste vers l’autel. En plus de mettre en avant son obéissance sans faille, les exégètes y ont vu une préfiguration du Christ portant sa croix ainsi qu’une préfiguration des prêtres préparant le sacrifice. Origène (Sur la Genèse 8,6) exprime particulièrement bien cette idée : « Qu’Isaac porte lui-même le bois pour l’holocauste est la figure du Christ portant lui-même sa croix. Porter le bois pour l’holocauste est l’office du prêtre. Lui-même devient donc à la fois la victime et le prêtre. ». Les mentions du bois dans les récits de l’Ancien Testament sont souvent associées au bois de la croix par les premiers chrétiens. Justin de Naplouse en fournit une liste dès le IIe siècle : l’arche de Noé, le bâton qu’utilise Moïse pour frapper le rocher dans le désert ou écarter les eaux de la Mer Rouge sont autant d’images utilisées par les prédicateurs, préfiguration de la croix (et donc de la Crucifixion elle-même) et des bienfaits dont elle est à l’origine.

      En effet, dans les représentations typologiques, comme sur les premières images de crucifixion sur les gemmes et les représentations de la croix, ce n’est pas la Crucifixion en elle-même qui est sous-entendue mais la Résurrection qui est rendue possible par un sacrifice préalable. L’accent est donc encore mis sur la victoire sur la mort et le retour à la vie.

14 C’est Origène qui christianise ce procédé de lecture à plusieurs niveaux le premier. Selon lui, tout texte à un sens historique, moral et spirituel, correspondant au corps, à l’âme et à l’esprit. Le récit historique rend de manière littérale les interventions divines, et est accessible à tous. Le second niveau de lecture considère le texte comme délivrant un message au-delà de son sens premier. Il s’agit d’un système de « types » et d’ « antitypes » que l’on peut associer à la typologie et que seuls les initiés peuvent comprendre. Le dernier niveau d’interprétation pousse encore plus loin la lecture symbolique, jusqu’à en avoir une compréhension ésotérique ou mystique. (SPIER Jeffrey, Picturing The Bible, the earliest christian art , Yale University Press, New Haven and London in association with the Kimbell Art Museum, Fort Worth, 2007)
15 Sur le sujet de la formation des catéchumènes et l’initiation chrétienne, voir : DULAEY, Martine, Des forêts de symboles : l’initiation chrétienne et la Bible (Ier – VIe siècle), Paris, Le Livre de Poche, 2001
16 Dans la prière funéraire dite commendatio animae, qui apparaît des le IIIe siècle en Occident, les chrétiens demandent à Dieu de délivrer l’âme du défunt comme il l’a fait avec différents personnages de l’Ancien Testament qui sont alors énumérés.
17 Irénée, Contre les hérésies , 4, 5,4.
18 On retrouve la même mise en parallèle de ces scènes sur le sarcophage de Junius Bassus, 359, Grottes Vaticanes
19 Ambroise de Milan, Sur les sacrements, 4, 27 : l’épisode d’Isaac est mentionné par l’évêque après la consécration eucharistique
Faire allusion à la Crucifixion
La typologie : l'art du sous-entendu