C - L’organisation d’une défense passive du lieu et des collections
Dès les années 1930, face à la montée des partis nationalistes en Europe, la France anticipe discrètement un éventuel conflit en mettant en place un programme de défense passive, notamment dans ses musées nationaux, afin de protéger les collections. Dès 1933, le ministère des Beaux-Arts demande aux musées franciliens d’établir des listes d’évacuation de leurs œuvres, une opération placée sous la supervision de Jacques Jaujard, sous-directeur des musées nationaux.
À Versailles, Charles Mauricheau-Beaupré joue un rôle central dans cette réorganisation : dès 1933, il élabore un plan détaillé et remet un rapport d’une vingtaine de pages à Jaujard, comme le lui avait demandé celui-ci. Deux ans plus tard, en 1935, l’architecte en chef Patrice Bonnet livre ses premières conclusions à la direction des Beaux-Arts. L’été 1938 marque une accélération du processus, la crise des Sudètes faisant craindre le pire. Finalement, le 25 août 1939, à l’approche du conflit, les musées franciliens ferment leurs portes pour protéger leurs trésors face à la menace imminente.

Le dieu Apollon et les nymphes entourés de sacs de sable, © Service des archives du château de Versailles
Lorsque Patrice Bonnet déclenche le plan de défense passive, les jardins du château de Versailles se métamorphosent pour protéger les œuvres face aux menaces de guerre. Les sculptures transportables sont évacuées vers le parc de l’abbaye des Vaux-de-Cernay, tandis que celles intransportables bénéficient de protections sur place. Ainsi, d’épais sacs de sable sont empilés autour des statues du bosquet d’Apollon, et certaines œuvres, comme le char d’Apollon, sont littéralement ensevelies sous un monticule en briques et en béton armé. Dans numéro du 9 décembre 1919 de L’Illustration, Patrice Bonnet décrit avec douleur le processus : « Les chevaux, dételés et maintenant cabrés par l’effroi se serrent autour du char ; tritons et dauphins se réfugient sous le bras puissant du dieu, cependant qu’un réseau de murs de brique s’élève et cloisonne chacun dans son réduit de guerre… ». Dans cette logique de préservation, les bassins sont vidés et le Grand Canal asséché, afin que les reflets de l’eau au clair de lune ne servent pas de repère aux bombardiers ennemis. À l’automne 1939, les jardins de Versailles offrent ainsi un visage méconnaissable, transformés en un espace figé par l’anticipation du conflit.

Le démontage des boiseries dans la chambre de la Reine, automne 1939. © Service des archives du château de Versailles
À l’intérieur du château, un vaste chantier de protection s’organise : les décors en bronze et les boiseries sont démontés, tandis que la Galerie des Glaces voit ses entrées bouchées afin de limiter la propagation d’un incendie, dans le cas d’un bombardement. Peu à peu, les murs sont mis à nu. Une grande partie des éléments déposés est entreposée sur place, dans les sous-sols, tandis que des abris sont aménagés autour du château pour protéger le personnel. Versailles plonge alors dans un silence impressionnant, seulement troublé par les rares silhouettes errant à la lueur des lanternes.
Le 14 juin 1940, il ne reste plus que quatre hommes pour veiller sur le domaine, alors que les troupes allemandes entrent dans Paris. Ce même jour, une explosion secoue la ville : le camp militaire de Satory vient de sauter, détruit par l’armée française afin de ne pas laisser ses munitions aux mains de l’ennemi. Dans cette atmosphère de défaite, Gaston Brière, ancien directeur du château, écrit dans une lettre à Pierre Ladoué : « Cette fois, Hitler n’aura pas les pensées de Guillaume pour ménager la « cité des eaux » … mortes… Que le bon génie de Louis XIV protège Versailles. » (Lettre du 5 juin 1940).