Sa principale inspiration : sa vie
La principale source d’inspiration des autoportraits de Frida Kahlo est sa propre vie, celle de sa famille et de ses proches et les événements heureux ou douloureux de celle-ci. Elle nous raconte son histoire au travers de ses toiles. Ces autoportraits permettent également de rendre compte de la manière dont elle se perçoit, du regard qu’elle porte sur elle-même et sur sa vie. Ses autoportraits ne sont donc pas de simples représentations d’elle-même, mais de véritables récits autobiographiques qui engagent une entrée particulièrement marquée dans l’intimité de l’artiste. Ces toiles sont comme des images « de l’intérieur », d’une conscience en devenir, qui grandit et évolue avec le temps. Ses œuvres témoignent des métamorphoses de son être, autant physique que psychique. Après sa rencontre avec l’artiste, André Breton cherche à la récupérer sous la bannière des surréalistes. Frida refuse catégoriquement s’exprimant ainsi : « On pensait que j’étais surréaliste, mais ce n’était pas le cas. Je n’ai jamais peint mes rêves. J’ai peint ma réalité ». Sa peinture est un art d'introspection, dont les autoportraits en sont les démonstrations les plus signifiantes.
Frida Kahlo réalise toute une série d’autoportraits liée à l’enfance, des toiles pensées comme des représentations de souvenirs émotionnels de son enfance, qu’elle collecte et reconstruit ainsi à l’âge adulte. L'artiste considère ces années d’enfance comme déterminantes dans sa construction en tant qu’adulte. Ces autoportraits offrent alors une interprétation subjective pénétrante des traumatismes et des émotions de son passé. My Birth, Ma nounou et moi ainsi que Mes grands-parents, mes parents et moi font partie de cette série et reviennent sur l’enfance de Frida Kahlo et l’impact de celle-ci sur sa vie d’adulte.
My Birth, 1932, 30 x 35 cm, huile sur métal, Collection privée
My Birth, huile sur métal réalisée en 1932, est particulièrement significative de l’inspiration créative que Frida puise dans son histoire de vie, en effet elle y représente sa propre naissance. L’artiste se peint sortant du ventre de sa mère dont le visage est recouvert d'un drap. Le visage caché de cette dernière, en signe de respect et de pudicité, symbolise son récent décès au moment où Frida réalise cette toile. Au mur de la chambre est accroché un tableau de la Vierge des Douleurs, en larmes et le cou transpercé d'épées. Ce tableau dans le tableau symbolise évidemment la tristesse de l’artiste à la suite de la perte de sa mère mais peut également faire référence à une autre douleur, qu’elle éprouve depuis toujours. Selon Salomon Grimberg, psychiatre et spécialiste de Frida Kahlo, elle cherche ici à exprimer le sentiment de solitude et d'abandon qu'elle éprouve depuis sa naissance. Ce sentiment est accentué par la scène de naissance en elle-même. Il en émane en effet une pesante solitude. Personne d’autre n’est représenté dans la chambre, mis à part Frida et sa mère, elle-même symboliquement absente alors même qu’elle donne la vie. Par ce corps à moitié caché, l’artiste symbolise l’absence de sa mère durant son enfance. La tristesse qui ressort de cette peinture peut également être accentuée par la douleur de l’accouchement que l’on ressent au travers même de la toile. L’artiste expliquera cependant que si la femme accouchant peut faire réference à sa mère, elle se représente également à travers le corps de celle-ci. Frida Kahlo est à la fois l’enfant qui naît et la femme qui accouche. Ainsi elle fait référence à ses nombreuses fausses couches et à son désespoir de ne pouvoir devenir mère.
Ma nounou et moi, 1937, Musée Dolores Olmedo, Mexico
Ma nounou et moi, réalisée en 1937, est une œuvre complexe à plusieurs degrés de lecture. Dans un premier temps, Frida Kahlo aborde le rapport de la mère à l’enfant, à travers un souvenir qui, de prime abord, nous paraît heureux et réconfortant. En effet, elle nous offre ici une vision rétrospective de son plus ancien souvenir : elle recevant les soins de sa nourrice indienne. Le souvenir reste flou cependant, l’artiste n’a plus en mémoire le visage de cette dernière et la représente avec un masque indien, inspiré d’un masque mortuaire de Teotihuacan. Dans cet autoportrait, Frida use de procédés de dévoilement et de camouflage, la poitrine se dévoile, afin de traiter le thème de l'allaitement, tandis que le visage de sa nourrice est caché par un masque. Elle incite ainsi le spectateur à être attentif, à regarder au-delà de la surface de sa peinture et à en chercher le sens plus profond.
Ma nounou et moi fait cependant largement écho à My Birth. Elle y exprime encore une fois les rapports compliqués qu’elle développe avec sa mère et le sentiment d’abandon qu’elle peut ressentir à son égard. Ceux-ci sont explicités à travers la scène d’allaitement, en effet la petite sœur de Frida née 11 mois après elle, sa mère ne peut les allaiter toutes les deux. Cette toile serait alors, selon Salomon Grimberg, l’expression d’une maternité ne s’étant pas manifestée, de l’échec de celle-ci. Elle fait également écho à une rivalité entre sœurs, Frida aurait eu l’impression d’avoir été remplacée par sa sœur. Cette toile traite ainsi du lien de l’enfant et de la mère, un sujet somme toute récurrent en histoire de l’art, ici à travers le rejet par la mère cependant.
Frida Kahlo aborde également ce thème de l’allaitement, du rapport à la mère et de l’épanouissement de l’enfant à travers l’interconnexion entre nature, animaux et êtres humains. Les glandes mammaires ressemblent à une plante et des gouttes de lait tombent d’un ciel humanisé. Le lait abondant, ruisselant de la poitrine mais aussi du ciel fait référence à la pluie indienne et à ce que lui racontait sa nourrice : la pluie serait comme le lait de la Vierge venant tout droit du paradis. Tout comme la pluie garantit la prospérité d’une végétation luxuriante, le lait garantit l’épanouissement de l’enfant, lait que Frida n’arrive pas à boire dans cette scène, ne parvenant pas ainsi à se développer. La figure maternelle et la figure de l’enfant apparaissent alors comme deux pièces ne parvenant pas à s’assembler.
Le deuxième degré de lecture de cette toile se comprend à travers la façon dont Frida se représente. Elle peint un corps d’enfant avec un visage d’adulte, celui qu’elle a lorsqu’elle réalise cet autoportrait. L’artiste cherche à représenter la continuité de la vie, l’enfant que l’on est défini l'adulte que l’on devient. Dans son cas cependant - et cela est particulièrement bien représenté par cette dichotomie entre le corps d’enfant et la tête d'adulte - ce passage de l’enfance à l’âge adulte est comme incomplet au moment où elle peint cette toile. Cette représentation très spécifique peut symboliser le manque de sa mère mais également l’impact de son accident sur son développement et son épanouissement en tant qu’adulte. De la même manière que ce malheureux événement brise son corps, il freine sinon interrompt ce passage à l’âge adulte. Par ailleurs, elle se représente infirme dans cet autoportrait, et ce même à travers son corps d’enfant.
Le dernier degré de lecture de cette toile est le sens politique qu’on lui a attribué, bien que l’artiste ait affirmé le caractère autobiographique de l’œuvre. Celui-ci peut se voir à travers la figure de la nourrice, indienne à la peau matte et portant un masque Aztèque. Par ailleurs, certaines œuvres pré-colombiennes auraient influencé le travail de Frida Kahlo pour cette peinture. Selon Hayden Herrera, cette dernière peut être considérée comme une représentation de la foi de Frida Kahlo en la transmission de la culture mexicaine de génération en génération. L’artiste est littéralement nourrie, à travers sa nourrice, par son héritage pré-colombien. Elle y représente ainsi un Mexique nourricier.
Le petit + : En 1953, un peu avant sa mort, Frida Kahlo confie que Ma nounou et moi est l’une de ses peintures préférées.
Mes grands-parents, mes parents et moi, 1936, 30,7 × 34,5 cm, peinture à l'huile et tempera sur zinc, Museum of Modern Art, New York
Elle s’inspire également de sa vie entourée de sa famille, une façon de témoigner de ses origines. Dans Mes grands-parents, mes parents et moi, réalisé en 1936, elle représente son père et sa mère tels qu'ils apparaissent sur la photographie de leur mariage. Matilde Calderón de Kahlo et Guillermo Kahlo se retrouvent au centre de la composition, en habits de mariage. Les grands-parents de Frida Kahlo, quant à eux, portent des habits signifiant leurs origines sociales et culturelles. Née d'un père indigène et d'une mère espagnole, Matilde Calderón de Kahlo était métisse. Les parents de Guillermo Kahlo - en habit de cérémonie, le regard empreint de nostalgie - étaient des Juifs hongrois émigrés en Allemagne. Juste en dessous de ses parents, Frida apparaît sous les traits d'une fillette nue de 2 ou 3 ans tenant dans sa main le ruban rouge qui la relie à son arbre généalogique. Frida offre une double représentation dans cet autoportrait de famille. Elle peint en effet un foetus sur la robe de la mariée de sa mère, possible représentation de l'artiste dans le ventre de celle-ci. Au-dessous figure un spermatozoïde pénétrant un ovule, non loin d'une fleur de nopal ouverte prête à être fécondée par le pollen, signifiant également la fécondité et la naissance. Petite fille, Frida se tient debout dans la cour principale de la Maison Bleue de Coyoacán où elle a passé une grande partie de sa vie et qui abrite aujourd'hui le musée Frida Kahlo. À l'arrière-plan se déploie un paysage désertique. Les bustes alignés de ses quatre grands-parents flottent sur des nuages. Sous les grands-parents maternels se déploie un paysage montagneux tandis que les grands-parents paternels surplombent l'océan.
Si elle s’inspire de sa vie pour réaliser ses autoportraits, en abordant dans de nombreux tableaux le thème de l’enfance, sous couvert de métaphore et de symbolisme, l’artiste évoque aussi le temps qui passe et ce passage entre enfance et âge adulte.
Le souvenir ou le coeur, 1937, 40 x 28 cm, huile sur métal
Le Souvenir ou le cœur, huile sur métal, est particulièrement représentatif de la façon dont Frida aborde sa construction en tant qu’adulte et le regard qu’elle porte sur l’évolution de sa vie. Peint en 1937, cet autoportrait regroupe en lui-même trois autoportraits, trois représentations de l’artiste, à des âges et des moments différents de sa vie. Ses trois portraits illustrent le passage à l’âge adulte.
La protagoniste centrale du tableau est une Frida adulte se tenant debout en équilibre entre la terre et la mer. Ses cheveux sont coupés et permanentés, des larmes coulent sur son visage. Elle porte une veste courte en cuir sur une jupe et un chemisier blancs. Quelques photos de 1934-1935 la montrent avec cette coiffure et cette atypique tenue. Cette Frida à l'allure étrange est accompagnée de deux costumes vides, à un seul bras, qui pendent du ciel par des fils et des cintres rouges. Sur la gauche de la composition est représentée Frida petite fille. La jupe bleu foncé et le chemisier blanc évoquent l'uniforme du Colegio Alemán que Frida portait enfant. A droite ensuite, est suspendu un costume de femme Tehuana. Ignorant la main tendue de l'écolière, la Frida du centre se lie au costume Tehuana, symbolisant le choix de l'artiste d'adopter l'identité de la femme mexicaine archétypale, La Mexicana. Comme abandonnant l’enfant qu’elle a été, la décision semble douloureuse cependant. En effet d’abondantes larmes s’écoulent sur les joues de la Frida adulte et un énorme cœur sanguinolent domine le tableau, juste en dessous du costume de petite fille, comme pour signifier une rupture certes voulue mais non sans douleur. Le tableau en lui-même est coupé deux par la ligne du littoral qui sépare la terre et la mer. Remontant entre les jambes de Frida, le littoral semble « couper» son corps en deux, suggérant cet éprouvant conflit interne. Dénué de mains, le personnage est alors impuissant face à la complexité de la situation. Enfin, le pied bandé en forme de navire et le trou béant dans sa poitrine transpercée par une barre en bois font allusion aux deux traumatismes physiques qui ont marqué l'enfance de Frida : la polio contractée à l'âge de 6 ans et son accident tragique à 18 ans.
Le temps passe vite, 1929, 77.5 x 61 cm, huile et isorel, Collection of Antony Bryan
Peint à l’huile sur masonite en 1929, Le temps passe vite reflète l’influence de Diego Rivera sur son art. Dans cet autoportrait, Frida se positionne au centre du cadre, dont elle est l’unique protagoniste. Elle regarde directement le spectateur dans les yeux, d’une expression particulièrement sereine. Son mono sourcil est ici peint de manière à ressembler à un oiseau aux ailes déployées, un subtil clin d'œil au titre de la peinture, le temps qui passe et s’envole au loin emportant avec lui ses souvenirs et ce qui la définissait alors. Sur la droite, on retrouve une pile de livres surmontée d’une horloge, référence bien plus directe ici au titre de son autoportrait. Les joues rouges de l’artiste ajoutent de la couleur et appuient la luminosité qu’apporte le figure de Frida au milieu d’une composition assombrie par de lourds rideaux verts, qui s’ouvrent néanmoins sur un ciel bleu où vole un avion. Ce dernier rappelle également un oiseau en plein vol, symbolisant son propre envol vers ce nouveau chapitre de sa vie, qu’elle semble représenter plein d’espoirs. Ses joues colorées sont aussi le signe d’une bonne santé et du contentement de l’artiste dans sa vie au moment où elle réalise cette œuvre. Frida Kahlo porte des vêtements et des bijoux traditionnels, bien moins formels que dans d’autres compositions cependant.
Elle réalise cet autoportrait l’année de son mariage avec Diego Rivera. Cette toile est destinée à révéler les changements qui s'opèrent dans la vie de l'artiste à ce moment-là, autant dans sa vie personnelle que dans sa carrière et sa pratique artistique. En effet, elle abandonne les modèles picturaux de la Renaissance pour se rapprocher du monde mexicain et de la peinture pariétale pratiquée par son compagnon.