La peinture comme exutoire

Les autoportraits réalisés par Frida Kahlo témoignent manifestement d’une recherche de guérison par l’art. Le rôle d’exutoire de ses traumatismes est visible dans un grand nombre d’entre eux. Ils illustrent parfaitement cette utilisation de l’art comme moyen de survivance face à la déchéance du corps, de réconciliation avec un corps brisé. L’autoportrait est donc avant tout un moyen de se reconstruire. Ce travail de création peut être perçu chez l’artiste comme une véritable stratégie de survie, une conception de la peinture qui va bien au-delà de la simple pratique artistique.

En effet, la peinture et l’autoportrait plus particulièrement lui permettent de dépasser les traumatismes physiques et émotionnels qu’elle rencontre tout au long de sa vie. L'autoportrait est une façon de les extérioriser, de les sortir d’une certaine manière, de son propre corps. Ses traumatismes sont ceux de l’abandon qu’elle ressent de la part de sa mère, la poliomyélite qu’elle contracte à l’âge de 6ans, son accident d’autobus à 18 ans et les conséquences de celui-ci qu’elle portera jusqu’à la fin de sa vie, celle d’une douleur constante qui ne fera qu’empirer. C’est aussi sa relation tumultueuse avec Diego Rivera, les fausses couches et l’impossibilité d’avoir des enfants. En figurant ses souffrances et la décrépitude de son propre corps, Frida Kahlo donne à son œuvre un rôle de réappropriation. Sa peinture s’affirme ainsi dès le début comme une nécessité, pour sa propre survie.

Sa peinture a aussi pour elle un rôle émancipatoire. Elle y exprime sa volonté de se libérer des sa condition de femme telle qu’elle est définie par la société de son époque. Elle participe à une déconstruction de l’idéalisation du corps féminin, comme expression du beau et destiné à être contemplé.

La table blessée, 1940, 122 cm × 244 cm

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C’est durant sa courte séparation avec Diego Rivera, entre 1939 et 1940, date à laquelle ils décident de se remarier, que Frida Kahlo peint cet autoportrait. La composition se focalise sur la figure de Frida Khalo, placée en son centre. Elle reprend également dans cette peinture différents éléments caractéristiques de ses œuvres. En effet, tout comme dans Les quatre habitants du Mexique (1938), on retrouve dans cette toile un squelette lui saisissant une mèche de cheveux, à sa droite ensuite, une représentation de Judas passant son bras autour de son cou ainsi qu’une silhouette précolombienne Nayarit à sa gauche. D’autres personnages sont représentés, sa nièce et son neveu à l’extrémité droite de la table et son faon Grazino de l’autre côté. La large table en bois est parsemée de plaies béantes d’où s’écoule du sang. Encadrée par de lourds rideaux, l’artiste donne une dimension presque théâtrale à son tableau, comme une mise en scène de sa souffrance qu’elle signifie par les différents éléments évoqués. Le ciel sombre, presque tempétueux, et les plantes surdimensionnées rajoutent un côté surréaliste à la toile tout en accentuant le sentiment d’oppression qui s’en dégage, le spectateur est tout autant que Frida, accablé par ses maux. Sa tenue traditionnelle et le personnage Nayarit renvoient à la Mexicanidad, un mouvement de revivance religieuse, philosophique et traditionnelle de l'Ancien Mexique à la suite de la Révolution Mexicaine. Elle marque ainsi son appartenance et son soutien à ce mouvement, autour duquel elle construit grandement son identité. Cette toile à grande échelle symbolise tout à la fois la douleur, le deuil et l’affirmation de son identité mexicaine. Dans de nombreuses toiles en effet, Frida Kahlo aborde cette question de l’identité, et bien qu’elle affirme son attachement envers ses origines mexicaines, sa recherche profonde d'identité traverse ses œuvres tout au long de sa vie. L’autoportrait est alors un moyen d’exprimer la complexité de celle-ci.

Frida Kahlo peignant "La toile blessée", 1940, Photographie de Bernard Silberstein

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Le petit + : Le tableau n’existe plus aujourd’hui. Il est exposé pour la première fois en 1940 dans la galerie Amor au Mexique et pour la dernière fois à Varsovie en 1955. Les seules traces qui restent de cette œuvre sont trois photos prises entre 1940 et 1944.

Autoportrait à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, 1932, 31 x 35 cm, huile sur métal, Collection Manuel Reyero à New-York

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Autoportrait à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, peint en 1932, témoigne de ce déchirement entre plusieurs identités. Elle s’y représente debout sur un piédestal sur lequel est inscrit son nom “Carmen Rivera”. Vêtue d’une robe rose et de gants blancs, le genre de tenue qu’elle porte dans les soirées mondaines américaines, elle est apprêtée et coiffée. Dans sa main droite une cigarette, dans la gauche un drapeau mexicain. Le titre de cette œuvre parle de lui-même, le tableau est divisé en deux et Frida en est la “frontière”. Sur la gauche le Mexique, représenté par divers éléments, le soleil et la lune, vénérés par les civilisations mexicaines, une pyramide aztèque ainsi que des ruines, des petites statuettes, des idoles de la fécondité et une tête de mort jonchent un sol où poussent des plantes mexicaines. De l’autre côté, les Etats-Unis sont représentés par le drapeau américain, des usines et leurs fumées, des buildings et des machines. La cigarette de Frida fait écho aux fumées des usines. Plus bas, on retrouve différents objets industriels, une ampoule, un haut-parleur et un moteur dont les fils entrent dans la terre et rejoignent les racines des plantes de l’autre côté.

L’artiste y montre cette ambivalence qui la définit, entre amour pour son pays, le Mexique, et son admiration pour les Etats-Unis, ses avancées industrielles et économiques notamment. Ces deux pays sont très différents sinon totalement opposés, la frontière qui les sépare est autant géographique que linguistique, culturelle et économique. Les couleurs qu’elle utilise accentuent ce contraste, des couleurs chaudes qui semblent montrer un pays chaleureux et accueillant pour le Mexique face à des couleurs bien plus froides pour les Etats-Unis, qui pourraient symboliser un pays déshumanisé. Cet autoportrait est aussi un moyen d’exprimer sa solitude.Elle se représente seule sur cette toile, comme si elle était perdue entre deux pays et deux identités, une hésitation qu’elle cherchera à comprendre et à construire - ou à déconstruire - tout au long de sa vie.

Autoportrait, 1948, 50 × 39,5 cm, huile sur toile, Collection du docteur Samuel Фастлихта, Mexico

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Les autoportraits de Frida semblaient devoir confirmer son existence, tentatives de se réinventer au fil de toiles au tissage aussi complexe que celui du costume de Tehuana représenté sur cet autoportrait. Il s'agit d'un vêtement qu’elle porte très souvent, y déclinant sans cesse ornements et rubans. Cette toile évoque la substitution du corps à l’habit et le pouvoir de guérison que ce costume traditionnel en particulier peut avoir sur l’artiste. Cette dernière a ce besoin constant de se réinventer, au fil de ses toiles, afin de se reconstruire et de survivre. Elle écrit dans son journal au sujet de cette parure dont elle ne se sépare que très rarement, qu’il s’agit là d’affirmer à quel point elle constitue « le portrait absent d’une seule personne », celui de son moi absent. Frida peint cette tenue dans plusieurs de ses œuvres, des fois vide de tout corps, d’autre fois la portant fièrement. Elle se créait ainsi une autre image de son identité, une façon pour elle peut-être de se distraire de sa souffrance intérieure. Ce costume semble compenser tout autant les séquelles physiques, comme la blessure de sa jambe meurtrie ou sa colonne brisée, que psychologiques, ce sentiment d’incapacité à prendre pleinement le contrôle de sa vie et l’incertitude du lendemain.