1925 : l’accident d’autobus
Le 17 septembre 1925, Frida Kahlo, alors âgée de 18 ans, terminait ses cours à l’Escuela Nacional Preparatoria et montait, accompagnée de son petit-ami de l’époque Alejandro Gomez Arias, dans le bus devant la ramener chez elle, à Coyoacán. Lors du trajet, un tramway en provenance de Xochimilco heurta de plein fouet son bus, provoquant un grave accident. Le corps de Frida fut projeté à travers l’habitacle et une barre de métal lui traversa le bas ventre pour ressortir entre ses cuisses. Parmi ses blessures, elle eut une épaule démise, trois fractures de la colonne vertébrale, deux fractures aux côtes, onze fractures à la jambe et un pied broyé. Lorsque les secours arrivèrent, ils ne considérèrent pas Frida comme une victime prioritaire en raison du peu de chance qu’elle avait de survivre. Ce fut l’insistance d’Alejandro auprès des secouristes qui lui sauva la vie.
Véritable miraculée, Frida passa un mois à l’hôpital avant de pouvoir rentrer chez elle. Plâtrée des épaules jusqu’aux hanches, elle dut subir une longue période d’immobilité durant laquelle elle demeura alitée. Au cours de ces longs mois de convalescence, Frida souffrit beaucoup de la solitude : son père tomba malade peu de temps après, sa mère ne vint que rarement la voir tandis que son premier amour, Alejandro, ne vint jamais à son chevet.
Le souvenir traumatique que Frida Kahlo garda de l’accident lui inspira quelques-unes de ses peintures.
Accident, 1926, 20 x 26,5 cm, Crayon graphite sur papier, Mexico, collection Juan Rafael Coronel Rivera
Réalisé un an à peine après son terrible accident de bus, ce dessin retranscrit la scène telle que Frida Kahlo se la remémore. La scène se divise en deux points de vue : dans la partie supérieure, l’artiste a représenté le moment ayant suivi la collision entre le tramway et le bus. La présence de quelques corps jonchés sur le sol et de sang accentue le dramatisme de la scène. L’arbre et le soleil situés de part et d’autre des angles supérieurs du dessin encadrent l’action. La scène principale qui occupe la majeure partie de l’espace se situe dans la partie inférieure. Un bâtiment ressemblant à la Casa Azul fait la transition entre les deux parties du dessin. Contrastant avec le point de vue objectif de la partie supérieure, l’artiste aborde ici l’événement d’un point de vue subjectif en apparaissant sous deux aspects. Dans un premier temps, Frida Kahlo prend les traits de la jeune fille blessée et enveloppée dans des bandages. Allongée sur une civière de la Croix Rouge (« Cruz Roja »), elle semble à peine consciente. Au-dessus d’elle se tient une tête flottante, détachée des autres membres de son corps et adoptant les traits de Frida Kahlo. Cette double représentation de l’artiste peut être interprétée comme l’illustration d’un phénomène psychologique survenant couramment lorsqu’un individu est confronté à un événement traumatique : pour faire face à la situation, la victime quitte son point de vue subjectif pour adopter un point de vue objectif, c’est le phénomène de la distanciation. Néanmoins, si on se réfère aux écrits personnels de l’artiste, ceux-ci révèlent l’existence d’une autre Frida, un double qu’elle s’était créée au moment où elle fut atteinte par la poliomyélite à l’âge de six ans. Ainsi le double que nous observons sur ce dessin représenterait « l’autre Frida » que l’artiste avait imaginé comme une astuce psychologique pour compenser ses propres faiblesses. Cette interprétation est renforcée par l’importance acquise par la thématique du double et de la division dans les œuvres futures de Frida Kahlo comme Les Deux Fridas (1939) ou L’Arbre de l’espoir, rester fort (1946)
La Colonne brisée, 1943, 40 × 30,7 cm, huile et isorel, Musée Dolores Olmedo
Dans cette huile sur isorel, Frida Kahlo se présente de manière très frontale. Son corps, débarrassé de son corset, est parcouru d’une longue ouverture s’arrêtant à son cou et laissant ainsi en entrevoir l’intérieur. À travers sa peau déchirée, apparaît une fine colonne ionique brisée en plusieurs tronçons et surmontée d’un chapiteau soutenant son menton. Les lanières, les bretelles et les passants qui sanglent son corps perforé de clous semblent servir à empêcher l’élargissement de la brèche. Le drap blanc masquant le bas de son corps dirige le regard du spectateur directement vers le haut. Son visage baigné de larmes arbore une expression sévère qui est contrebalancée par ses longs cheveux noirs. Le paysage en arrière-plan se divise entre une partie stérile représentée par les ravins et une partie plus fertile représentée par la mer à distance. Au début des années 1940, les séquelles laissées par l’accident de bus de 1925 s’aggravèrent, obligeant l’artiste à de nombreuses consultations chez son médecin. Prisonnière de son corps qui la faisait tant souffrir, elle commença à nourrir des pensées suicidaires. Durant cette période difficile, la détérioration physique de son corps devint un sujet prépondérant dans ses œuvres. Ainsi l’affirma Hayden Herrera, auteure de Frida : Une Biographie de Frida Kahlo (1983), plus que nous présenter ses blessures physiques, ce tableau exprime également la « souffrance émotionnelle » de Frida Kahlo à cet instant. En retirant une partie de la façade de son corps, dévoilant son intérieur, elle tente de nous faire ressentir sa douleur interne, une douleur invisible. En suivant l’interprétation de Herrera, la colonne ionique brisée symboliserait sa colonne vertébrale qui se détériore et pourrait également renvoyer à la barre de métal qui avait transpercé le corps de la jeune femme lors de l’accident. Les éléments comme le pagne ou les ongles peuvent être perçus comme des symboles christiques illustrant l’angoisse et la souffrance spirituelle de Frida. Enfin le paysage en arrière-plan serait à interpréter, pour la partie stérile des ravins, comme la métaphore du corps brisé de Frida et, pour la partie fertile de la mer, comme la représentation d’un espoir demeurant hors-de-portée pour le corps blessé de l’artiste. La souffrance exprimée par ce tableau fait également référence aux scènes de douleur christique telle qu’elles nous sont représentées dans les scènes de la Pietà et à travers la figure de Saint Sébastien. Il est probable que Frida Kahlo se soit inspirée d’une Pietà réalisée par le maître d’Ulm en 1457 dont elle possédait une reproduction photographique en noir et blanc. En effet, la position de la tête, du corps et des mains de Frida Kahlo sont similaires à ceux du Christ, les larmes de Frida peuvent s’apparenter aux gouttes de sang du Christ et la poitrine du Christ se présente de la même manière que le corps ouvert de Frida. À travers ce corps meurtri montré de manière si directe, se dégage toutefois une sensualité qui vient adoucir l’aspect général de l’œuvre. En effet, ainsi l’observa l’historienne de l’art Teresa del Conde, bien que brisé, le corps de Frida possède des proportions répondant à l’idéal pictural féminin : une taille étroite et des seins bien formés et bien situés qui n’ont souffert d’aucune déformation causée par la déchirure. Exprimant l’intériorité de Frida Kahlo, ce tableau parvient ainsi à susciter l’horreur, la beauté et l’érotisme. À mesure que son corps se dégrada durant les dernières années de sa vie, il apparut à travers l’image de la colonne brisée dans les représentations de Frida Kahlo.
L'Arbre de l'espoir, rester fort, 1946, 56 x 41 cm, Collection Daniel Filipacchi
Tout comme le dessin de l’Accident de 1926, cet autoportrait reprend la thématique du double et de la dualité, majeure dans les œuvres de Frida Kahlo. La scène est scindée en deux parties par la temporalité jour/nuit. Du côté jour, Frida apparaît de dos, les cheveux défaits et allongée sur un brancard. Un drap blanc couvre partiellement son corps, ne laissant apparaître que deux incisions depuis lesquels du sang perle toujours. Sur ce tableau, Frida Kahlo adopte une posture semblable à la photographie prise par Nickolas Murray au New York Hospital en 1946. En effet, cette peinture qu’elle définissait comme « rien d’autre que le résultat de cette satanée opération » fut exécutée juste après l’opération subie par l’artiste. Destinée à réparer ses vertèbres lombaires, elle fut effectuée par le docteur Philip Wilson pour lequel Frida avait fait le déplacement jusqu’à New York. Du côté nuit, se tient une seconde Frida pleurant, vêtue d’un costume rouge traditionnel de Tehuana, parée de bijoux et coiffée d’un imposant nœud. Assise sur un fauteuil en bois, elle veille sur la Frida toujours en convalescence suite à son opération. Elle tient dans ses mains un corset médical ainsi qu’un drapeau sur lequel est inscrit le titre de son œuvre : « Arbol de la esperanza, mantente frime » (« Arbre de l’espoir, rester fort »). Deux bras viennent l’enserrer au-dessus de sa poitrine, signifiant ainsi la présence d’un autre corset sous ses vêtements. Les deux Fridas se tiennent au bord d’un précipice. Ainsi l’interprète Herrera, en dépit de l’effroi et du danger présents dans cette œuvre, celle-ci véhicule avant tout un message d’espoir. L’image de la Frida apparaissant dans sa resplendissante robe témoigne de la foi et de la confiance que la jeune femme place en elle-même et en sa capacité de se tenir devant nous.