La symbolique du miroir et du double dans ses toiles
Le miroir tient une place toute particulière dans l'œuvre de Frida Kahlo et d'autant plus dans la signification de ses autoportraits. En effet, alitée à la suite de son accident d’autobus, elle se met à la peinture et cherche un modèle facile d’accès pour sa condition. L’utilisation du miroir trouve rapidement son sens dans sa pratique puisque l'autoportrait s’impose naturellement, elle dira notamment “Si je me peins, c’est que c’est le sujet que je connais le mieux !”. Si le miroir fait donc partie intégrante de sa pratique artistique puisqu’elle peint essentiellement à l’aide de celui-ci, il détient également une forte symbolique au sein même de ses toiles et de ses autoportraits plus particulièrement. En effet, ces derniers peuvent être perçus, au-delà de conter son histoire de vie, comme des “miroirs” d’elle-même, des reflets de sa personne, mais aussi de sa personnalité, de ses tourments, de ses pensées ou encore de ses convictions. Ces autoportraits résultent alors de la création d’un genre d’alter-ego, sinon de plusieurs alter-ego, des toiles qui lui permettent de montrer différentes facettes d’elles-même, en miroir. Ces doubles lui servent à dépasser sa condition et la façon dont elle est perçu dans la vie réelle, elle est bien plus que cette jeune femme handicapée, elle est toutes ces Frida qu’elle représente dans ses autoportraits.
Les deux Frida explore tout particulièrement cette symbolique du double. Bien qu’elle ait déjà pu se représenter de cette manière dans certains autoportraits présentés avant, dans cette toile son dédoublement est bien plus explicite.
Les deux Fridas, 1939, 173,5 x 173 cm, huile sur toile, Musée d’Art Moderne de Mexico City, Mexico
Réalisé en 1939, à l’époque de son divorce, ce double autoportrait met en scène la Frida que Diego a aimée et la femme que Diego n’aime plus. La protagoniste de droite est celle qu’il a aimée, une Frida dans un costume mexicain et qui tient dans sa main un portrait de Diego. La Frida de gauche porte des habits très contrastant, une robe blanche en dentelle se rapprochant plus de la mode européenne de l’époque. Les cœurs des deux femmes se retrouvent exposés à la vue de tous. Par ce procédé l’artiste exprime sa douleur, autant celle de la Frida aimé un jour que celle de la Frida délaissée. Elle apprend à cette époque la tromperie de son mari avec sa propre sœur, une union de laquelle naîtra un enfant, ce qui rend cette trahison d’autant plus douloureuse pour l’artiste, elle qui n’arrive pas à avoir d’enfant. Néanmoins cette dernière semble la plus touchée, sa poitrine est sanguinolente, son cœur est littéralement brisé tandis que celui de l’autre Frida est complet. Elle tente d’arrêter le sang qui s’écoule de l’artère sectionnée, en vain. Leurs deux cœurs sont liés entre eux néanmoins, par un vaisseau sanguin, qui symbolise les liens du sang, puisque les deux Frida sont à la fois doubles et même personne. Abandonnée, Frida devient finalement sa seule compagne, la seule main qui lui reste tendue est la sienne. Elle est sa propre issue et la seule qui semble lui rester après ce nouvel échec déchirant. Dans cette solitude ce qui lui reste de plus familier et donc de plus rassurant n’est autre qu'elle-même.
Cet autoportrait témoigne d’un conflit interne entre deux Fridas, la Frida morte dans l’accident et celle toujours vivante. Cette œuvre est un autoportrait de la solitude, une solitude qu’elle ressent alors à son âge d’adulte, mais qu’elle appréhende dès son plus jeune âge. Cette question d’un alter-ego, d’un double imaginaire apparaît finalement très tôt dans la vie de Frida Kahlo. Dans son journal, l’artiste raconte son amitié imaginaire qu’elle construit à l’âge de 6ans avec une petite fille d’à peu près son âge. Elle raconte comment elle s’échappait en rêve pour aller la rejoindre, en passant à travers la petite porte qu’elle dessinait sur la vitre de sa chambre à travers la buée. Elle ne garde pas en mémoire, ni son image ni sa couleur, mais son caractère, toujours joyeux et son rire, qui ne faisait aucun son cependant. Elle lui racontait sa vie, ses aventures et tous ses problèmes. Elle ne cesse alors, au cours de sa vie, de se remémorer cette amitié magique. Ainsi ce travail en double semble jouer, dès l’enfance, un rôle majeur dans la construction de l’artiste et dans sa pratique artistique par la suite.
Cet autoportrait lui permet également d’explorer son héritage culturel métis et sa vaine tentative de se fondre dans des rôles féminins conventionnels, comme ceux d'épouse ou de mère. Elle explique que Les deux Fridas révèle la dualité de sa personnalité. Elle ne peut être qu’une seule chose en même temps, elle est tiraillée entre différents rôles et différentes identités. Des significations duelles se superposent dans cette toile : Europe, Mexique, la femme aimé par Diego, celle qu’il n’aime plus ou encore ses questionnements quant aux conditions féminines.
La Adelita ou Pancho Villa et Adelita, 1927, 65 x 45 cm, huile sur toile
Réalisée en 1927, La Adelita ou Pancho Villa et Adelita est une de ses premières peintures. L'œuvre reste inachevée, plusieurs figures au devant de la toile sont sans visage. Frida Kahlo se représente ici sous les traits d’une femme adulte, l’accident qu’elle vient d’avoir l’a fait vieillir d’un coup. Elle est apprêtée et en tenue de soirée. Ses mains n’apparaissent pas cependant, en signe d'impuissance, l’impuissance de pouvoir agir sur sa propre vie et de parer à ce qu’elle redoute le plus, une peur qu’elle fait transparaître dans cet autoportrait. En effet, la Frida qu’elle représente témoigne de la dualité de sa personnalité. A l'extérieur, elle est telle Adelita, séductrice et confiante. Mythique protagoniste de la chanson révolutionnaire locale Soldadera Adelita, ce personnage désigne les femmes ayant suivi les troupes mexicaines durant la Révolution Mexicaine, certaines ayant même participé au combat. La Adelita devient alors le symbole de la femme guerrière au Mexique et ce nom synonyme de femmes qui défendent leurs droits. Elle évoque ses origines mexicaines et ses prises de positions politiques avec une deuxième référence à la Révolution Mexicaine. Un autre héros de celle-ci, Pancho Villa, est représenté sur le tableau en fond de toile. Cet autoportrait est une image forte qui identifie l’artiste aux Révolutionnaires mexicains et la montre ainsi indissociable de son pays. A l’intérieur cependant, elle est brisée, elle a peur qu’on se détourne d’elle et cherche à attirer l’attention. Les deux hommes à l’avant du tableau ne semblent s'intéresser à elle, Frida se sent abandonnée. L’artiste exprime symboliquement cette peur qui la ronge à la suite de son accident, celle de perdre son charme et son intérêt, celle que son corps soit jugé sans valeur. La table de billard au devant de Frida représente la table d’opération qu’elle a connue à la suite de son accident, elle est “passée sur le billard”.
Le petit + : Née en 1907, elle fait croire cependant qu’elle est née en 1910. Cette date correspond au début de la Révolution Mexicaine. Très attachée à son pays, elle se qualifiait elle-même de fille de la Révolution.
The Frame, 1938, 20 x 28 cm, huile sur aluminium, Centre Pompidou musée national d'art moderne, Paris, France
Frida Kahlo se représente ici le regard fixe, une caractéristique que l’on retrouve dans nombre de ses autoportraits. Ce regard peut renvoyer à la concentration qu’elle déploie afin de s’observer le plus minutieusement possible lorsqu’elle se regarde dans son miroir. L’artiste explique par ailleurs qu’elle ne cherche pas à peindre des expressions variées, mais qu’elle veut communiquer la souffrance et l’exprimer dans cette œuvre, telle qu’elle la ressent. Son regard est empli d’une certaine fierté, qui peut renvoyer à son engagement autant politique que féministe. On remarque également une exagération délibérée du mono sourcil, un signe distinctif que l’on retrouve dans de nombreux autoportraits, comme un genre de signature picturale. Contrairement à d’autres autoportraits, Frida Kahlo ne peint que peu d’éléments dans ses cheveux. Elle ne porte pas de coiffure particulièrement élaborée, sans rubans en tout genre, seulement quelques fleurs. L’autoportrait en lui-même n’est pas non plus chargé de couleur, seul le bleu du fond et le jaune des fleurs ressortent particulièrement. C’est surtout le cadre qui se charge d’apporter cette abondance de couleurs. C’est d’ailleurs ce cadre qui donne son nom à l’autoportrait. Ainsi il fait partie intégrante de l'œuvre, bien que Frida Kahlo ne l’ait pas réalisé elle-même. C’est sur un marché du village de Juquila, dans l’État d’Oaxaca, que Frida Kahlo achète ce petit cadre en verre, orné d’oiseaux, un motif traditionnel du folklore mexicain. À l’intérieur, elle glisse son autoportrait, peint sur une fine feuille d’aluminium griffée de sorte que son visage s’insère au centre d’un fixé-sous-verre de production artisanale mexicaine. Le visage de l’artiste apparaît dans un décor luxuriant dont l’exubérance chromatique et ornementale renvoie aux accessoires et aux objets précolombiens omniprésents dans l’univers de Frida. Ce jeu de double cadre amène une grande profondeur à l'œuvre.
Le petit + : The Frame est actuellement la seule œuvre de Frida Kahlo présente dans les collections muséales européennes. Elle fut acquise en 1939 lors de l'exposition collective "Mexique", organisée par André Breton et les surréalistes à Paris.